Le site de vulgarisation scientifique de l’Université de Liège. ULg, Université de Liège

Guerre et jeu, une façon de lire le monde
09/09/2014

« Le jeu est combat et le combat est jeu » affirme Johan Huizinga dans son célèbre ouvrage Homo Ludens de 1938. Ce chiasme sert de toile de fond à l’essai Guerre & jeu. Cultures d’un paradoxe à l’ère moderne (1) réalisé sous la direction d’Achim Küpper et de Kristine Vanden Berghe, chercheurs à l’Université de Liège. En s’appuyant sur les travaux de l’historien néerlandais Johan Huizinga, le livre explore les liens existant entre ces deux termes a priori opposés dans l’acception commune, mais qui peuvent néanmoins s’associer. S’agit-il d’une alliance contre nature ? L’ouvrage développe ce qui peut s’apparenter à un paradoxe, en particulier à l’heure de la guerre moderne et de son corollaire de massacres et d’extrême violence. Il nous livre également une analyse sur l’évolution respective de ces notions et tend à démontrer une tendance à l’abstraction de la guerre et du jeu au cours des siècles. L’ouvrage répond notamment aux problématiques suivantes : En quoi la guerre se présente-t-elle comme un jeu et en quoi le jeu se présente-t-il comme une guerre ? De quel jeu s’agit-il et de quelle guerre s’agit-il ? Le hasard et la mise en scène sont mis en exergue en tant que principaux traits d’union entre les deux notions apportant de ce fait un éclairage à la fois historique, politique, littéraire et médiatique original.

COVER Guerre et jeuIl ne faut pas entendre ici le terme de guerre dans sa définition classique mais plutôt au sens de « conflit ». Il est ainsi question aussi bien de la Première Guerre mondiale et de la révolution mexicaine que d’affrontements mortels entre simples protagonistes. Il s’agit de « rendre compte de la guerre comme d’un conflit très complexe avec plusieurs facettes », justifie Achim Küpper, chargé de recherches FNRS au service de Langue et Littérature allemandes modernes de l’Université de Liège Il ne faut pas s’attendre non plus à ne lire que des exemples réels tirés de l’Histoire. De ce point de vue, on peut dire que certaines contributions au présent ouvrage « jouent » avec les lecteurs à partir du moment où les conflits mis en scène soit sortent totalement de l’imagination d’un auteur, soit sont utilisés comme décor de narration. Le conflit rentre donc dans l’univers du fictionnel, du virtuel… comme le jeu.

Par ailleurs, un choix a été fait quant à la période à étudier. « Nous avons commencé là où Johan Huizinga s’était arrêté en quelque sorte, par la guerre moderne, systématique qui s’apparente elle aussi à un jeu ». En effet, Huizinga s’était plutôt penché sur la guerre archaïque opposant des adversaires égaux et se respectant mutuellement. Cette forme de guerre n’a évidemment plus rien à voir avec celle dite « moderne », « asymétrique » qui se distingue des guerres entre Etats, et qui fait voler en éclats toutes les « règles ». Le présent essai nous donne plusieurs exemples significatifs de ce type de guerre : la Première Guerre mondiale et les différents plans stratégiques imaginés par Schlieffen par le biais de ses Kriegsspiele (jeux de guerre) ; la révolution mexicaine (1910-1917) ; la Seconde Guerre mondiale au travers des représentations « ludiques » de la Shoah ; la guerre en Irak de 2003. Sans oublier le « jeu » nucléaire qui, sans être une guerre en lui-même, n’a que deux issues : la réussite de la stratégie de dissuasion ou son échec. Ce dernier se traduisant par le déclenchement d’un nouveau conflit.

Les caractéristiques du jeu selon Huizinga

Qu’en est-il du jeu? Si l’on se réfère à l’étymologie de ce mot, il nous faut alors lier le jeu au divertissement.  Ce faisant, il se distingue de la guerre dans l’acception commune. Comme si la nature même de ces deux activités était intrinsèquement opposée. Or, le premier enseignement de Johan Huizinga est justement de souligner ce que le jeu et la guerre ont de similaire. Dans son œuvre, il dresse le détail de leurs points communs.

Ainsi, par exemple, le jeu s’articule selon lui autour d’une « règle librement consentie mais complètement impérieuse ». Rappelons que Huizinga s’en est tenu à la guerre dite « archaïque » qui respectait effectivement des règles très précises. Or, Huizinga, spécialiste du Moyen-âge, présente volontiers la guerre d’antan, la guerre primitive, comme « ludique » laissant entendre que si le jeu est bien amusement, cela n’empêche pas un dénouement mortel. La mort peut bel et bien faire partie du jeu à condition que les deux camps se considèrent comme des égaux et se respectent mutuellement. On pense en particulier aux joutes médiévales ou aux combats de gladiateurs. Kristine Vanden Berghe, professeur à l’Université de Liège (Langues et littératures espagnoles et hispano-américaines) revient dans sa contribution dédiée au livre Cartucho, de l’écrivaine mexicaine Nellie Campobello, sur le  raisonnement tenu à ce sujet par Huizinga : « La guerre archaïque respecte chacune des caractéristiques du jeu, elle est en effet investie de tout l’ornement matériel de la tribu et fonctionne donc selon des catégories esthétiques. Par ailleurs, elle est une activité libre qui se dissocie de la vie courante : elle est déclenchée par une déclaration de guerre et se termine quand il y a un accord de paix. L’espace dans lequel elle a lieu est également un terrain séparé qui peut être une clairière dans un bois dans le cas d’un duel, un champ de bataille, etc. Enfin, la guerre archaïque est réglée par une série de règles que l’on ne peut pas ne pas prendre en compte.»(2)  A l’inverse, Brigitte Adriaensen(3) rappelle quant à elle l’incompatibilité existant d’après Huizinga entre la « guerre totale » et le jeu. Elle résume la pensée de Huizinga par cette phrase : « La ‘guerre totale’ est un signe de la dégénération générale de la civilisation humaine, dégénération particulièrement visible dans le fait que le jeu se voit de plus en plus marginalisé dans notre culture ».

(1) Guerre & jeu. Cultures d’un paradoxe à l’ère moderne, sous la direction d’Achim Küpper et de Kristine Vanden Berghe, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2014. L’ouvrage rassemble neuf contributions issues d’un colloque international organisé à l’Université de Liège en 2011.
(2) Kristine Vanden Berghe, « Guerre primitive, primitivisme esthétique et regard d’enfant », in Guerre & jeu, p. 127
(3) Brigitte Adriaensen, Le jeu comme mise en scène de l’ineffable. Représentations ludiques de la guerre dans le jeu didactique, le cinéma, l’art et la littérature actuels, in Guerre & jeu. Brigitte Adriaensen est professeur associée de littérature hispanique à l’Université Radboud de Nijmegen (Pays-Bas).

Page : 1 2 3 4 5 suivante

 


© 2007 ULi�ge