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Guerre et jeu, une façon de lire le monde
09/09/2014

Evidemment, au fil du temps, des époques et des affrontements armés, les jeux de guerre vont évoluer en s’inspirant de plus en plus des manuels de stratégie militaire et des leçons tirées de l’histoire des grandes batailles. Guy Debord, par exemple, cherchera à parfaire le jeu de la guerre « en prenant acte d’un système non plus hiérarchique et répressif mais souple et organisé en réseau » comme l’explique Frédéric Prot(6) dans sa contribution consacrée au Jeu de la guerre de Guy Debord. Ce jeu s’inspire directement des théories de Clausewitz pour qui la guerre est un « caméléon ». Il en faudra plus pour décourager Debord qui souhaite conférer à son jeu « une puissance de modélisation de la guerre »(7). Il ira même jusqu’à affirmer que le Jeu de la guerre « reproduit exactement la totalité des facteurs qui agissent à la guerre […] » et que « les surprises qu’offre ce Kriegspiel semblent inépuisables ». C’est aller un peu vite en besogne car trois déficiences de ce Jeu de la guerre doivent être soulignées, trois déficiences qui cantonnent ce jeu à l’espace fictionnel, loin du champ de « la guerre vécue ». En effet, il se montre indifférent aux conditions climatiques et à l’alternance jour/nuit ; relativement indifférent aux forces morales des troupes et à leur fatigue ; il offre une « vision panoptique omnisciente des positions de combat et des déploiements d’unités de l’adversaire ce qui est impossible à la guerre ». Les principes d’incertitude, d’ignorance, d’aléatoire sont donc non intégrés.

Par conséquent, et c’est là un lien supplémentaire avec le jeu tel qu’il était vu par Huizinga, les jeux de guerre restent fictionnels. Le hasard, lui, séparera définitivement la « guerre jouée » de la « guerre vécue » même si « nul vainqueur ne croit au hasard »(8).

La simulation et la mise en scène façonnent aussi bien la guerre que le jeu

« Il s’agit d’un point central qui lie les deux concepts comme nous le montre le nucléaire et la question communicationnelle qui l’entoure. Il faut persuader l’autre de quelque chose qui est soit vrai soit faux », nous rappelle Achim Küpper. Le Vrai. Le Faux. L’illusion de l’un et de l’autre. Une fois encore, référons-nous à l’étymologie. « Illusion » est un nom dérivé du latin « illudere » signifiant littéralement « jouer ». L’univers du jeu est donc un univers d’illusion. Cet univers peut se transporter au domaine guerrier.

Le meilleur exemple en est la question nucléaire. Celle-ci est développée par André Dumoulin, chargé de cours à l’ULg et attaché à l’École royale militaire (Bruxelles). Le « jeu nucléaire », et l’illusion qu’il entraîne, réside en réalité dans un jeu dialectique, un duel psychologique. Ce jeu repose sur la stratégie de la dissuasion. Celle-ci consiste en un subtil équilibre entre le risque et l’enjeu ; entre le coût et le bénéfice. Il faut réussir à convaincre la partie adverse que le coût de l’agression est disproportionné par rapport à l’enjeu. Il n’empêche, il s’agit d’un jeu qui se complexifie car les acteurs nucléaires sont aujourd’hui plus nombreux que naguère. De plus, ce que nous évoquions ci-dessus représente le jeu des puissances nucléaires déclarées. Le but du jeu pour d’autres Etats sera plutôt de parvenir à prouver qu’ils ne disposent pas de l’arme et/ou de cacher son existence. Au final, tout l’enjeu consiste à assurer l’équilibre des forces car deux forces égales qui s’opposent ne peuvent aboutir qu’à un résultat nul. Voilà pourquoi l’arme nucléaire est toujours présentée comme une arme politique.

L’illusion provient aussi de la manière dont on décide de mettre en scène le réel, de mettre en scène la « guerre vécue ». Le jeu de regard adopté pour rendre compte d’un conflit sera en ce sens déterminant dans la construction d’une opinion éclairée du lecteur ou spectateur sur ce même conflit. Cet enjeu est analysé de manière fort originale dans Guerre & jeu par Renaud Grigoletto(9). Il s’intéresse dans sa contribution au documentaire Heavy Metal in Baghdad. Sa première phrase donne le ton : « Heavy Metal in Baghdad, documentaire tourné (et partiellement détourné) entre 2003 et 2006 dans le contexte liberticide d’un pays en guerre, de l’opération Iraqi Freedom et de ses (ré-)percussions,Heavy metal in Bagdad prend le prétexte ludique et jubilatoire des affinités sourdes et inépuisables longuement établies entre musique et guerre comme le moteur d’une mise en scène heurtée et rompue au jeu des chocs et entre-chocs d’images contemporaines indifférenciées ». Si Renaud Grigoletto revient sur le sujet du documentaire, le groupe de métal irakien Acrassicauda, son objectif est plutôt ici de montrer comment le théâtre du conflit en Irak peut être mis en scène de façon réaliste tout en restant néanmoins un simulacre de réalité. Ceci tout d’abord parce que le réalisateur doit s’astreindre à certaines règles propres aux zones de conflit et qu’il se trouve alors limité dans les images qu’il peut filmer. Le regard s’en trouve donc biaisé dès le départ. Renaud Grigoletto montre bien comment sous le prétexte de la sécurité de l’équipe du tournage, le gros plan sera mis sur les énonciateurs et non pas sur le terrain. Il en résultera d’abord un sentiment de proximité, de réalisme qui est en réalité « une construction illusoire, puisqu’ils (et le spectateur en même temps) restent sans cesse à distance, confinés, justifiant cette menace sourde ». Enfin, la mise en scène tient également dans l’illusion qui est donnée de se mettre à distance de l’occupant américain par des artifices de l’image suggérant ainsi « une indépendance logistique et de pensée qui n’existe pas dans les faits : la logique reste celle de reproduction du point de vue ». Tout ceci n’est pas anodin si on pense à la force de suggestion qu’ont les images par nature, de surcroît quand elles se présentent comme la représentation de la réalité, ce qui n’est pas le cas avec les œuvres de fiction.

(6) Frédéric Prot est Maître de conférences à l’Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3, pour le département Langues et civilisations. Frédéric Prot est spécialisé en langues et littératures romanes avec une prédilection pour les pays ibériques et d’Amérique latine.
(7) Frédéric Prot, « Le Jeu de la guerre de Guy Debord et son adaptation en wargame informatique : une restauration situationniste ? », in Guerre & jeu.
(8) Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, 1882.
(9)Renaud Grigoletto est chercheur FNRS au département des Arts et Sciences de la Communication de l'ULg. Sa recherche doctorale porte sur le relief au cinéma et dans les arts visuels. Sa contribution dans Guerre & jeu est intitulée : « Heavy Metal in Baghdad : percussions guerrières et autres considérations ludiques ».

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