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Guerre et jeu, une façon de lire le monde
09/09/2014

De la « guerre jouée » à la « guerre vécue »

Jeu de la guerre

Ce qui est très intéressant avec la notion de mise en scène, de simulacre, c’est qu’elle fonctionne dans deux sens différents. Soit elle s’inspire du réel, de la « guerre vécue » pour aboutir au jeu. Soit c’est le jeu qui fait office de première mise en scène en vue d’une guerre ou d’un conflit.

Valérie Leyh(10) illustre cette idée dans sa contribution consacrée à la nouvelle d’Arrigo Boito, l’Alfier nero (Le Fou noir). Dans cette œuvre, la mise en scène finit par devenir réelle et amène la mort avec elle. La fin de la partie d’échecs n’est pas la victoire de Tom, le joueur Noir, contre le champion d’échecs Blanc Anderssen mais la mort du Noir tué par le Blanc. Le jeu est brouillé car si la mort peut être une défaite, il n’est pas certain ici que ce soit le Noir tué qui soit échec et mat au regard de la dimension beaucoup plus vaste de sa mort. Dès le début de l’histoire, Valérie Leyh montre comment le narrateur, spectateur de la partie, représente le jeu d’échecs « comme le combat entre la race blanche d’Amérique et la race noire d’origine africaine ». Anderssen semble avantagé dès le départ : il est champion d’échecs et il est Blanc ce qui lui confère dans l’environnement et le contexte qui sont les siens un double avantage. Tout le contraire de Tom, l’ancien esclave. Le dénouement tragique ne survient qu’après que Tom ait réussi à s’imposer sur l’espace réglé de l’échiquier en bouleversant d’ailleurs les stratégies classiques et en imposant son propre jeu, reflet des « forces de la confusion et de l’inspiration ». Là s’arrête le jeu, à la victoire de Tom ; là débute la folie lorsqu’Anderssen, ulcéré, finit par tuer Tom. L’empire de la raison n’a pas su être maintenu car la sphère du jeu a fini par se confondre avec la réalité, notamment avec la personnification des pièces du jeu d’échec. Le fou noir est ainsi devenu Tom.

La mise en scène peut également être un préalable au déclenchement d’un conflit. Ainsi, le jeu devient une guerre en puissance. Nous avons évoqué plus haut les fameux Kriegsspiele imaginés par Schlieffen. Nous pouvons aussi revenir sur le Jeu de la guerre de Guy Debord. En effet, Frédéric Prot explique que « Le jeu de Debord est avant tout un outil didactique au service de l’activisme tactique et stratégique. Il s’agit de former aux leçons de tactique et de stratégies militaires de Clausewitz à travers le jeu. Ici, le joueur s’exerce, ce qui pour Clausewitz est déjà débuter virtuellement la guerre à travers un affrontement en puissance. » Cependant, chacun admettra que le contexte est sensiblement différent de celui qui entoure les jeux didactiques pratiqués par l’armée allemande. Personne ne s’étonne de voir des soldats se préparer au combat, et des officiers d’Etat major réfléchir aux stratégies à mettre en œuvre. Entraîner des activistes est en revanche plus particulier. Le Jeu de la guerre de Guy Debord rencontre aujourd’hui un regain d’intérêt qui serait dû à la crise systémique, politique et économique sévissant en Europe. Guy Debord évoque d’ailleurs son jeu comme « un exercice précédant toutes fins utiles ». On apprend par Frédéric Prot que des « Class wargames » sont organisées en Angleterre et en Russie ; qu’un site internet(11) leur est consacré et qu’on peut y lire des « textes de propagande insurrectionnelle anti-bourgeoise ». Il s’agirait notamment d’entraîner les militants au Jeu de la guerre en vue de la prochaine révolution contre le monde néo-libéral : « vous aurez besoin de ce savoir militaire pour contrecarrer les plans funestes des banquiers et des bureaucrates […]. Un militant qui n’est pas entraîné ne peut être qu’une source d’embarras pour l’avant-garde ».

Un autre exemple de mise en scène « précédant toutes fins utiles » serait l’intérêt de l’armée américaine pour les jeux vidéo. Ceux-ci constitueraient en effet un moyen efficace d’entraîner le soldat. Ce qui pourrait être considéré comme farfelu est en tout cas le résultat d’une étude menée par le Département de la Défense des Etats-Unis(12) qui montre que les soldats ayant joué aux jeux vidéo « ont des capacités cognitives de 10 à 20% supérieures aux autres militaires ». Depuis 2002, l’armée américaine a également mis sur le marché en téléchargement libre un jeu appelé « America’s army »(13) dont le but est d’améliorer l’image de l’armée et du combattant américain, et par conséquent d’inciter à l’enrôlement. Le jeu se présente donc en l’occurrence comme une phase préparatoire de la guerre, comme une guerre en puissance. La différence avec les jeux didactiques de l’armée allemande est évidente et témoigne d’une évolution (irréversible ?) de la guerre et du jeu « qui tendent de plus en plus à l’abstraction », comme le souligne Achim Küpper.

(10) Valérie Leyh, “L’Alfier nero d’Arrigo Boito. Lecture anthropologique et poétologique d’un combat d’échecs. » in Guerre & jeu. Valérie Leyh est spécialisée en langue et littérature allemandes et chercheur FNRS à l’Université de Liège.
(11) http://www.classwargames.net/
(12) Voir le communiqué de presse publié à ce propos sur le site de la Défense américaine : « Researchers examine video gaming’s benefits ».
(13) Voir le site internet : http://www.americasarmy.com/

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