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Guerre et jeu, une façon de lire le monde
09/09/2014

Peut-on poser des limites à la mise en scène ?

Lego-Concentration-CampLa mise en scène relie donc la guerre au jeu et le jeu à la guerre. Est-ce sans limites ? Toute « guerre vécue » peut-elle être transformée en « guerre jouée » ? Jusqu’où peut aller le simulacre ?

Huizinga formulait déjà une réponse en son temps. Pour lui, le jeu bien que résidant hors de toute sphère morale perd tout son sens et tout caractère ludique à partir du moment où « la justice et la grâce font leur entrée », c'est-à-dire à partir du moment où le point de vue de la victime est adopté.  Ceci est le point de départ de la réflexion menée par Brigitte Adriaensen et répondant à la problématique suivante : « Quelle fonction pourrait avoir le jeu dans la représentation artistique d’expériences dites ineffables, c'est-à-dire d’une atrocité extrême ? » Brigitte Adriaensen fait notamment le choix de développer son propos autour d’exemples touchant à la Shoah. Elle s’arrête ainsi sur trois mises en scène : le « Gestapo Simulation Game », le film « La vie est belle » de Roberto Benigni sorti en 1997 en Italie et enfin la réalisation briques Lego du « Lego Concentration Camp Set » de l’artiste polonais Zbigniew Libera. Il s’agit de trois représentations de la Shoah qui ont créé la controverse et qui ont posé la question de savoir si l’on pouvait, sous des prétextes artistiques ou didactiques, se permettre n’importe quelle mise en scène.  Pour les trois œuvres citées ci-dessus, la réponse ne pourra pas être tranchée car bien qu’ayant été critiquées, elles n’ont toutefois fait l’objet d’aucune condamnation judiciaire ou interdiction quelconque. En revanche, le public aura parfois donné une réponse plus claire.

Dans le cas du « Gestapo Simulation Game » la critique portait en premier lieu sur le facteur hasard censé joué un rôle très important dans la survie, ce que le jeu s’appliquait à traduire. Ceci avait pour résultat que « les élèves étaient en général beaucoup plus nombreux à survivre que dans la réalité historique »(14). D’autre part, par le stratagème du jeu, il devenait possible de répéter l’expérience de la Shoah à l’infini, la banalisant de ce fait. Brigitte Adriaensen en conclut donc que « l’unicité de la Shoah s’oppose diamétralement à la répétition propre du jeu ». Banaliser l’ineffable. C’est aussi ce qui a été reproché au film « La vie est belle » qui se présente comme une comédie dramatique. Le mot est dit. Une comédie. Le but est de faire rire parce que selon les propres termes de Benigni, « la vie est belle, et que le germe de l’espoir se niche jusque dans l’horreur ; il y a quelque-chose qui résiste à tout, à quelque destruction que ce soit ». Un point de vue qui est loin d’avoir fait l’unanimité. Les détracteurs du film y ont plutôt vu « une représentation irrespectueuse et péniblement optimiste de l’histoire». Brigitte Adriaensen revient notamment sur la scène où Guido, le père, déclare son amour à sa femme en diffusant une chanson d’amour qui retentit dans tout le camp. Au-delà de ne pas être crédible, ce genre de scène peut sembler du dernier mauvais goût si l’on pense à la « guerre vécue » et aux victimes. Cette opinion n’aura cependant pas empêché le film de connaître un franc succès tant auprès de la critique que du public.

Venons-en à présent à la réalisation de l’artiste Libera, le « Lego Concentration Camp Set ». Dans ce cas-ci, la mise en scène prend le joueur en otage. Cela est d’autant plus facile que le « jeu » est destiné aux enfants, l’installation de Libera faisant partie de « l’art des jouets ». Il faut donc confronter « l’apparence innocente du jouet, associé au monde des enfants » à « son but pervers » : jouer à construire un camp de concentration personnalisé. Contrairement à ce qui était demandé au spectateur dans « La vie est belle », le « Lego Concentration Camp Set » amène le joueur à s’identifier aux bourreaux en construisant un camp de concentration et en participant de ce fait aux atrocités. Le logo de l’entreprise Lego figurait sur la réalisation ce qui a conduit la firme à ouvrir plusieurs procès contre Libera. Sans succès cependant, les tribunaux donnant à chaque fois gain de cause à l’artiste puisque celui-ci avait reçu une aide financière de l’entreprise au départ.

Un dernier point doit être abordé quant aux limites à apporter (ou pas) à la mise en scène. Ce point est intimement lié à la question du destinataire : à qui s’adresse la mise en scène ? Certes, toujours à un public. Il sera lecteur, spectateur, joueur. Il sera aussi citoyen. Est-il maître de son destin ou est-il l’objet d’un jeu de marionnettes ? Gabriel Naudé en son temps a répondu par l’affirmative à cette dernière question. Le souverain ne se bat pas contre son peuple. Il se bat contre des adversaires du même niveau que lui et dont il a potentiellement quelque-chose à craindre. Il s’agit par exemple du conseiller du prince mais aussi du philosophe qui dispose d’un pouvoir de subversion. Le peuple n’est selon les mots de Sara Decoster(15)  qu’« une donnée, avec laquelle il faut composer mais qui se prête également à la manipulation ». Le meilleur moyen de le mater consiste à le manipuler.

Naudé raisonne évidemment avec le contexte de son époque. Aujourd’hui, le peuple ne se compose plus de sujets mais de citoyens. La guerre moderne, asymétrique, fait toujours intervenir un soldat qui fait partie « d’un jeu dont il a appris les règles de base, celles du combat et de la survie mais qu’il ne contrôle pas », explique Achim Küpper. Il est donc enfermé dans le rôle du pion.

(14) Brigitte Adriaensen, « Le jeu comme mise en scène de l’ineffable. Représentations ludiques de la guerre dans le jeu didactique, le cinéma, l’art et la littérature actuels. », in Guerre & jeu.
(15) Sara Decoster est responsable scientifique de la bibliothèque des sections germanique et romane de l’Université de Liège. Elle présente dans Guerre & jeu une contribution intitulée : « Le double jeu libertin. Du jeu de Blaise Pascal aux Considérations politiques sur les coups d’Etat de Gabriel Naudé ».

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