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Guerre et jeu, une façon de lire le monde
09/09/2014

Si l’on s’en tient au jeu seul, Huizinga voyait en lui les caractéristiques suivantes : tout d’abord, le jeu a une dimension agoniste et ce qui est agoniste est ludique chez Huizinga ; le jeu est ensuite liberté, spontanéité. Certes, il existe des règles mais celles-ci ne sont pas immuables. En revanche, les nouvelles règles doivent être connues des autres joueurs et acceptées par eux. Le jeu est également amusement et contentement. Il est aussi fiction au sens où il n’est pas la vie « ordinaire » ou « réelle ». L’utilisation que nous faisons du verbe « jouer » est en ce sens significatif. Nous jouons d’un instrument de musique, nous jouons dans une pièce de théâtre ou dans un film, nous jouons au tennis de la même manière que nous jouons aux cartes, aux échecs, aux jeux de société, etc. Différents exemples sont développés dans Guerre & jeu à ce sujet. Ainsi, plusieurs pièces de la littérature ou du cinéma y sont exploitées. Huizinga souligne également que le jeu n’est en lui-même ni bon ni mauvais, « il réside hors de la sphère des normes morales » tout en permettant de moraliser en quelque sorte la société puisqu’il « canalise la vie des humains et évite l’excès, par exemple dans la guerre où les règles du jeu nous évitent de tomber dans la barbarie totale ». Enfin, le jeu tend à la beauté et la culture émane de lui. Cette idée fait l’objet du roman utopique, Le Jeu des perles de verre, d’Hermann Hesse. Dans le roman d’Hermann Hesse, le jeu des perles de verre est le sommet de la culture. Il constitue « un remède efficace contre la guerre »(4) et la guerre peut aussi être de son côté « un moyen de favoriser la véritable culture ». Le XXème siècle, « l’ère des pages de variétés », est présenté comme le crépuscule de la culture créatrice. Dans ces conditions, la guerre n’est plus considérée comme un état qu’il faut fuir mais comme un moyen utile de transformation radicale de l’ordre du monde à une nouvelle culture.

La guerre et le jeu évoluent selon les caprices du hasard, de l’aléatoire

echiquierUn échiquier. Voilà bien souvent ce qui est choisi en guise d’illustration d’une réflexion stratégique, militaire ou géopolitique. Or, quoi de plus hasardeux que la géopolitique et les conflits qu’elle entraîne ? Et quoi de plus limpide qu’un jeu d’échecs ? Les règles sont précises, les pièces ne peuvent être déplacées que selon des codes convenus, les adversaires se font face et avancent à visage découvert. Rien de tout cela ne correspond à la moindre réalité. Les échecs ne laissent pas de place au hasard. Ils ne permettent aucun simulacre, aucune mise en scène. Pourtant, ces deux derniers points, le hasard et la mise en scène, sont précisément ce qui relie la guerre au jeu et le jeu à la guerre comme nous le rappelle Achim Küpper. Certains auront la tentation de voir les échecs comme un symbole de la guerre classique. « Cette forme de guerre exclurait toute forme de développement inattendu à l’instar des échecs où ce qui n’est pas permis ne se produit pas », explique Achim Küpper. Cependant, « il s’agit d’une vision utopique, depuis longtemps dépassée ». En effet, il faudrait plutôt considérer les échecs comme une partie inhérente à toute guerre, représentant uniquement les phases de combat mais ne rendant absolument pas compte des coulisses, des décisions et des tractations politiques, des réflexions stratégiques, des rebondissements inattendus, etc. C’est ainsi que chez Huizinga seules quelques lignes sont consacrées au jeu d’échecs.

En revanche, le jeu de cartes et ses diverses variantes telles que le poker permet de beaucoup mieux rendre compte du vrai visage de la guerre. En effet, la distribution des cartes se fait de façon aléatoire, aucun des joueurs ne connaît « la main » de ses adversaires. La guerre quant à elle résulte bien d’une construction planifiée et réfléchie mais elle ne peut échapper aux aléas humains et autres. « La notion de clarté se perd. Tout le système repose sur le hasard », souligne Achim Küpper. Combien d’exemples avons-nous dans l’histoire pour illustrer cela ? Combien d’imprévus qui se sont glissés au sein d’une machine guerrière bien huilée et qui ont tout déréglé changeant le cours de l’histoire ?(5) La guerre est une situation bien réelle qui confronte l’être humain à des réalités, à des hasards bien plus divers et plus décisifs que ceux auxquels le jeu est soumis.

Certes, un maximum d’éléments hasardeux en amont d’une guerre ou de toute autre opération de combat va être pris en compte au moment de dresser une stratégie. Ainsi, en va-t-il du fameux « plan Schlieffen » dont la mise sur pied est analysée dans Guerre & jeu par Christophe Bechet et Christophe Brüll. Il faut savoir que le Kriegsspiel (jeu de guerre) allemand est une pratique très ancienne et d’une importance capitale dans la formation de l’officier allemand. Il s’apparente à un jeu didactique qui vise à préparer et à prévoir au mieux les différentes configurations possibles en temps de guerre. Ce qui revient à dire que Schlieffen va tenter d’intégrer dans ses Kriegsspiele un maximum d’éléments inconnus susceptibles de se produire (lire l’article Le plan Schlieffen). Il s’agit d’obliger les officiers « à gérer l’imprévu » selon la formule de Christophe Bechet et Christoph Brüll si bien qu’aussi surprenant que cela puisse paraître le jeu de guerre allemand fait la part belle à la notion de liberté, chère à Huizinga. Face à une situation imprévue, les chefs d’Etat major doivent pouvoir réagir avec spontanéité dans leur choix stratégiques et tactiques. Mais aussi ambitieux soient-ils les Kriegsspiele ne peuvent être exhaustifs. Par exemple, le nombre de kilomètres parcourus en un jour par une armée est une notion fixée à l’avance. De même pour la valeur des troupes. Christophe Bechet et Christoph Brüll reviennent notamment sur un commentaire de Schlieffen à propos de son Kriegsspiel de novembre-décembre 1905 dans lequel « la valeur des troupes belges et néerlandaises a été très faiblement estimée ». Cela alors que leur participation au cours du jeu s’est révélée déterminante pour la victoire allemande .

(4) Anne Staquet, « Hermann Hesse ou le jeu comme stratégie contre la guerre », in Guerre & jeu, p. 142. Anne Staquet est Docteur en philosophie et professeur à l’Université de Mons.
(5) Voir à ce propos l’ouvrage collectif What if, Eminent Historians Imagine What Might Have Been, 2001, publié par les editions Macmillan, sous la direction de Robert Cowley. Voir également l’article du Courrier International « La guerre est un jeu » consacré à cet ouvrage : http://www.courrierinternational.com/article/2000/07/20/la-guerre-est-un-jeu-de-hasard

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