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Gérer l’Etat belge, pas la S.A. Belgique
Par Pierre Delvenne, Chercheur qualifié FNRS à l’Université de Liège, Co-Directeur du Centre de recherches SPIRAL, Département de Science Politique Une carte blanche publiée dans le Vif/L'Express
Premièrement, l’argument selon lequel le néolibéralisme n’existe pas au prétexte que l’on ne trouve personne qui se qualifie de « néolibéral » est fallacieux. De très grands intellectuels, dont certains ne sont pas suspectés d’être de dangereux gauchistes, ont consacré des dizaines d’années de recherche scientifique rigoureuse pour mettre en exergue la construction sociale et politique d’une variété de néolibéralismes à travers le monde et les contextes économiques et sociaux. Ils ont démontré que le néolibéralisme est le produit historique d’un collectif de pensée que l’on relie souvent à la création, en 1947, à Vevey (Suisse), de la Société du Mont Pèlerin. Les membres fondateurs de cette Société comprenaient des économistes et intellectuels célèbres, tels que Friedrich Hayek, Milton Friedman, Karl Popper ou encore Michael Polanyi. La société a été créée pour former un réseau transnational d’acteurs qui n’ont eu de cesse de promouvoir activement le retrait de l’Etat et la création et la protection de marchés « libres ». Le collectif de pensée néolibéral ne s’est pas limité à la Société du Mont Pèlerin ou à l’Ecole de Chicago. Il s’appuie également aujourd’hui sur des réseaux de think-tanks internationaux comme l’Atlantis Network ou nationaux comme Libera ! (qui travaille notamment sous le patronage de Jan Jambon) ou encore l’Institut Hayek, fondé par Corentin de Salle et Drieu Godefridi, que l’on retrouve aujourd’hui au sein d’un autre think-tank conservateur, l’Institut Turgot. La doctrine politique prônée par les membres qui peuplent ces différents instituts ou sociétés « scientifiques » combine la pensée libérale classique qui consacre la capacité des marchés à fonctionner convenablement et à améliorer le bien-être social avec un nouvel engagement politique qui vise à étendre les relations de marché dans des domaines traditionnellement publics comme la santé, l’éducation, la recherche, la gestion de l’environnement ou la justice. Contrairement au « laissez-faire » classique, les néolibéraux ont compris que les conditions permettant aux marchés de fonctionner étaient le plus souvent peu susceptibles d’émerger naturellement et que, par conséquent, ils avaient besoin d’un Etat fort et du soutien d’institutions internationales comme le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale et, serions-nous tentés d’ajouter aujourd’hui, l’Union Européenne, au regard de sa gestion catastrophique de la crise financière, de la crise de l’Eurozone et de la crise de l’asile et des migrants. Deuxièmement, il est fondamental de ne pas s’arrêter à une querelle de mots pour appréhender le nihilisme dont parle Manuella Cadelli. Qu’on le relie au « libéralisme » ou « néolibéralisme », ce phénomène se rapporte en fait à une logique plus large qu’Elisabeth Popp Berman[1] a qualifiée d’ « économisation » de l’Etat et de la société. Ce concept implique une préoccupation politique grandissante avec ce qui touche à « l’économie » et aux abstractions économiques qui s’y rattachent (la croissance, la productivité, la balance des paiements). Dans un contexte global de mise en concurrence généralisée, ces abstractions économiques deviennent des objets de connaissance et un principe d’action général sur base desquels les gouvernements entendent agir et au nom desquels il convient de réorienter l’agenda des priorités politiques, sacrifiant au passage des pans entiers de la sécurité sociale, de la justice, de la culture ou de la recherche fondamentale. Alors que le néolibéralisme est une conception étroite et polarisante, l’économisation est bien plus inquiétante car elle est compatible à la fois avec des approches politiques néolibérales et des approches politiques interventionnistes. D’un côté à l’autre de l’échiquier politique, il sera facile de trouver d’ardents défenseurs de la maximisation de l’économie et il sera très difficile de trouver des contestataires de l’idée qu’il faut une économie forte. L’évaluation de chacune des mesures politiques à l’aune de sa seule contribution à l’économie nous rend prisonnier d’un faux dilemme moral qui consiste à nous éloigner de ce qui devrait être la préoccupation majeure de nouveaux projets politiques humanistes et solidaires, à savoir leur contribution à l’amélioration de la qualité de vie du plus grand nombre. En s’engouffrant dans le piège de l’économisation et en nourrissant un imaginaire de crise permanente qui justifie qu’il « faut » faire des économies, l’Etat naturalise les inégalités sociales tout en plongeant les citoyens dans un état léthargique. Les actes de résistances quotidiennes sont anesthésiés, puisque de toute façon « there is no alternative ». L’économisation de la politique dépolitise cette dernière, nourrissant la frustration de ceux qui, d’une manière ou d’une autre, voudraient s’exprimer, se défendre, résister, et qui pourraient ne trouver d’exutoire que dans le populisme, la haine de l’autre et le fanatisme religieux. Quand la politique s’assoupit, rappelons-nous qu’il faut se méfier de l’eau qui dort…
[1] Popp Berman, Elisabeth: “Not Just Neoliberalism: Economization in US Science and Technology Policy”, Science, Technology and Human Values 39 (3), 2014. |
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