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Maladies mentales : sur les traces d'un lointain passé
14/02/2014

Anorexie mentaleLes jeunes femmes anorexiques ne mangent presque rien, sont hyperactives et très résistantes à la fatigue et aux infections - du moins dans un premier temps -, cachent de la nourriture, se soucient de l'alimentation des autres, s'occupent des enfants et rêvent souvent de devenir institutrices, puéricultrices, sages-femmes, infirmières... Or, des comportements absolument similaires ont été décrits chez les femelles primates lorsqu'elles s'intéressent au nouveau-né de leur mère ou de leur sœur. Elles mangent très peu, cherchent de la nourriture - tâche normalement dévolue aux mâles -, n'ont pas de descendance - les anorexiques, rappelons-le, sont en général biologiquement incapables de procréer (aménorrhée) -, sont hyperactives, s'occupent des jeunes de leur mère ou de leur sœur, etc. Dans les sociétés de primates, de tels comportements sont tout à fait adaptés à l'échelle du groupe en raison des risques de disette.

« L'analogie entre le comportement de certaines femelles primates et de jeunes femmes anorexiques a amené Albert Demaret à penser que la composante la plus fondamentale de l'anorexie n'était pas le refus de s'alimenter, mais une forme d'altruisme », rapporte Jérôme Englebert. Et de préciser dans un article publié en 2011 avec le professeur Jean-Marie Gauthier (ULg) dans Acta Psychiatrica Belgica : « Ces perspectives sont révolutionnaires en termes de prise en charge thérapeutique à la fois pour l'anorexique mais aussi pour sa famille (…) et suggèrent de manière innovante de moins se focaliser sur le refus alimentaire (sans le nier) et la perte de poids, et d'explorer ces autres signes typiques de l'anorexie trop souvent considérés comme accessoires. »

L'avantage territorial

Dans son autre modèle emblématique, Albert Demaret part d'une analogie entre le comportement des patients maniaco-dépressifs et celui des animaux territoriaux. Lorsqu'ils sont sur leur territoire, ces derniers déploient des comportements de séduction face aux femelles, sont agressifs, se mesurent avec succès à des congénères parfois beaucoup plus grands qu'eux, se parent éventuellement de couleurs vives sur certaines parties du corps. Par contre, quand ils franchissent le Rubicon, ils adoptent un profil bas, subissent les événements. Pour Albert Demaret, un patient maniaco-dépressif en phase maniaque se comporte comme s'il vivait la possession d'un territoire imaginaire, comme s'il était partout chez lui - il est hyperactif, exalté, séduit les femmes, est prompt à déclencher une bagarre... En revanche, quand il bascule dans une dépression profonde, il est passif, se juge sans valeur et sans intérêt, courbe l'échine comme les animaux territoriaux en dehors de leur territoire.

« L'analogie établie par Albert Demaret permet peut-être de poser une vraie critique anthropologique de la société moderne, souligne Jérôme Englebert. Car, à bien y réfléchir, le patient en phase maniaque ne correspondrait-il pas au portrait-robot de l'employé modèle actuel, celui qui travaille 12 heures par jour, a l'énergie suffisante pour voir ensuite ses amis, sortir la nuit et être au boulot le lendemain à 7 heures du matin, éventuellement pour brasser des millions en tant que trader ? »

Dans l'article qu'il a cosigné avec Jean-Marie Gauthier, Jérôme Englebert souligne à quel point les caractéristiques du maniaque, cet individu sûr de lui, agressif, hyperactif, qui ne dort presque pas, peuvent revêtir une dimension adaptative dans des situations extrêmes. « On peut suggérer qu'en période de guerre, par exemple, de telles performances pouvant se prolonger dans le temps (rappelons que, sans l'intervention de thérapeutique, l'état maniaque peut perdurer plusieurs mois), une telle hyperactivité, sans période de repos ou presque, présente une fonction de protection sociale pour un groupe qui peut se reposer (dans les deux sens du terme) sur des "surhommes" de cette trempe », écrivent les deux auteurs.

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