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Article rédigé par : Philippe Lecrenier

D'après les recherches de :

Performances cognitives sous privation de sommeil

Quelle est la part de la privation de sommeil et celle liée à l’horloge biologique dans l’évolution de nos performances cognitives quand nous restons éveillés ? Comprendre ces mécanismes relève d’un enjeu de santé publique majeur, puisque nos capacités sont grandement affectées par une perturbation du sommeil. De nombreux accidents du travail et de nombreuses maladies y sont liés. Difficile pourtant de quantifier l’influence que peut avoir un décalage horaire, le travail en pause et particulièrement de nuit, ou simplement des habitudes de vie ne respectant pas un cycle naturel. Une étude publiée dans Science (1) contribue à mieux comprendre les arcanes de ces mécanismes complexes et leur influence sur notre cerveau. À l’aide d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) ainsi que par l’exécution de tâches répétées pendant 42 heures d’éveil, des chercheurs ont pu observer sur 33 sujets l’évolution des performances et des réponses cérébrales à la privation de sommeil et au cycle circadien. Mieux encore, ils sont parvenus à pointer l’incidence de chacun de ces mécanismes, et à déceler non pas une seule horloge biologique, mais plusieurs, réglées à différentes heures selon les régions du cerveau. Un véritable Graal pour les études du sommeil en général. 

Tant que nous restons éveillés, nous interagissons avec notre environnement. Or, cette faculté ne se maintient pas constamment. Nos performances cognitives et nos capacités à effectuer des tâches évoluent au cours du jour et de la nuit. Des variations journalières influencées par deux facteurs déterminants : l’horloge biologique d’une part, qui suit un rythme circadien (d’une période de 24 heures et dix minutes, pour être précis), et la dette de sommeil d’autre part, qui traduit l’accumulation d’une pression de sommeil due au travail neuronal. « Cette horloge biologique est présente chez tous les êtres vivants de notre planète, explique le professeur Pierre Maquet, Professeur à l’Université de Liège, chef du Service de Neurologie du CHU et chercheur au GIGA-CRC in vivo Imaging . Elle est naturellement liée au temps de rotation de la Terre sur son axe pour que la vie puisse y être adaptée au mieux. Comment cette horloge fonctionne-t-elle ? En réalité, chacune de nos cellules en est pourvue, via un système de transcriptions géniques et de traductions de protéines, dont le cycle oscille en 24 heures. Chacune de ces horloges est synchronisée par une horloge principale logée au milieu du cerveau, dans le noyau suprachiasmatique» Un des vecteurs de cette horloge est la régulation d’une hormone, la mélatonine, sécrétée de nuit pour donner au corps un besoin de sommeil. À l’inverse, dès que le corps est soumis à une exposition lumineuse, le noyau suprachiasmatique en inhibe la sécrétion. Un mécanisme de première influence pour notre sommeil. « Les chercheurs du sommeil ont pourtant tendance à oublier ce rythme biologique très ancien. Les études de ces dernières années tendent à davantage incriminer la dette de sommeil pour expliquer toute une série de détériorations cognitives. »

Au cours d’une étude récemment publiée dans Science, une équipe de chercheurs de l’Université de Liège et du Sleep Research Center de l’Université du Surrey en Angleterre, a pu souligner l’interaction de ces deux mécanismes sur la variation des performances cognitives. 

42 heures sans dormir

Les effets du cycle circadien sont particulièrement complexes à mettre en évidence expérimentalement. Ils sont en effet masqués par d’autres facteurs comme l’activité physique, l’alimentation, l’exposition à la lumière, le profil génétique de chaque individu, etc. Chacun de ces paramètres influence notre vigilance ou la sécrétion d’hormones comme l’adrénaline. « Nous voulions étudier la variation des réponses cérébrales à des tâches simples sur une période de 42 heures sans sommeil, développe le neurologue, pour nous assurer que ces évolutions étaient liées aux cycles du sommeil. Nous devions donc créer pour les individus volontaires une routine constante. C’est-à-dire que nous devions les placer dans des conditions contrôlées de lumière, de température, de régime alimentaire, d’exercice physique… De sorte qu’il ne reste comme variable au cours de l’expérience que les effets liés à la privation de sommeil et à l’horloge circadienne. » 

Les participants étaient tous sains et jeunes. Au cours des trois semaines précédant l’expérience, Pierre Maquet et son équipe ont enregistré l’actigraphie de chacun des candidats. Cette actigraphie devait permettre de vérifier que les sujets respectaient leurs heures de sommeil. « Cette mesure nous paraît primordiale. On ne peut pas estimer l’effet d’une privation de sommeil si nous ne connaissons pas l’historique du sommeil de l’individu étudié. Connaître sa phase circadienne ou s’assurer qu’il n’a pas été sujet à des troubles de sommeil importants figurent parmi les précautions nécessaires pour ensuite récolter des données fiables. » Parmi les volontaires, 33 sujets ont finalement été sélectionnés. Après une première nuit d’adaptation sur le lieu de l’expérience et une nuit de base, les participants ont été maintenus éveillés pendant 42 heures, avant de se voir offrir une nuit de récupération de 12 heures. 

FIG 1 Maquet Science

Le sommeil des candidats est étroitement surveillé lors des trois semaines précédant l’expérience. En laboratoire, les sujets sélectionnés passent une nuit d’adaptation (A), une nuit de base (B), 42 heures d’éveil, et une nuit de récupération de 12 heures. Au cours des 42 heures d’éveil et au terme de la nuit de réparation, ils sont sollicités pour réaliser une série de tâches au cours de 13 sessions d’acquisition d’images par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) au cyclotron du CHU. 

Une répétition de tâches suivies de près

Sur l’ensemble des 42 heures, les sujets restent principalement dans leur chambre, et sont presque constamment sollicités. Autrement, ils s’endorment. Au cours de l’expérience, ils effectuent à 13 reprises des tâches répétitives lors de sessions d’acquisition d’images par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). « Dans la chambre, poursuit Pierre Maquet, nous répétons une série d’autres tâches toutes les heures, parmi lesquelles un test d’inhibition motrice. Sur écran, des chiffres apparaissent successivement. Selon le chiffre, les sujets doivent appuyer ou non sur un bouton. Privés de sommeil, ils éprouvent plus de difficultés à inhiber ce mouvement, ou à l’inverse, sont somnolents et ne pressent le bouton pour aucun chiffre. Lors de la prise d’IRMf, ils passent aussi une série de tests qui permettent de quantifier l’état de leur vigilance et de leur mémoire de travail. Par exemple, on leur présente sur un écran un minuteur coincé sur zéro. Dès qu’il se met en marche, les millisecondes défilent et les sujets doivent l’arrêter le plus rapidement possible. Lors d’un autre test, auditif cette fois, ils entendent une séquence de lettres et doivent ensuite nous donner des informations dessus. Une lettre est-elle la même que celle entendue trois items auparavant ? Etc. » Ces séances s’étirent sur une dizaine de minutes et demandent une attention soutenue des sujets. Maintenir un tel niveau de vigilance se révèle difficile pour une personne éveillée depuis plus de 40 heures. Mais ce sont justement ces évolutions qui contribuent à quantifier les effets du cycle circadien et de la privation de sommeil. 

Sécrétion de mélatonine et privation de sommeil

Les données récoltées pouvaient alors être replacées sur une échelle de temps. La qualité d’exécution des différentes tâches révélait des patterns similaires, qui n’avaient rien de monotonique. « Au cours de la journée, les performances restaient relativement stables, mais finissaient par baisser sous l’effet de la privation de sommeil. On observait alors une augmentation  brutale du temps de réaction après 22 heures, heure qui correspond au moment où le corps se met à sécréter de la mélatonine. » 

FIG 2 Maquet Science

Le graphique de gauche illustre l’évolution des performances relatives à la tâche mesurant le temps de réaction. La courbe grise correspond au cycle de sécrétion de la mélatonine. Les heures sont exprimées en terme circadien (en bas sur l’axe des abscisses), en vis-à-vis des heures leur correspondant sur l’horloge (en haut sur l’axe des abscisses). Le temps 0, correspondant à 22h, indique le début de la sécrétion de mélatonine. Le graphique de droite illustre la somnolence subjective. Les sujets devaient évaluer leur propre vigilance sur une échelle de zéro à neuf. Zéro signifiant une vigilance parfaite et neuf, l’état de somnolence le plus important. L’évolution des deux courbes suit la sécrétion de mélatonine et redescend légèrement en fin de première nuit pour atteindre un palier stable jusqu’au crépuscule de la seconde journée. 

Au cours de la nuit, la performance diminue jusqu’au petit matin avant de s’améliorer, malgré la poursuite de la privation de sommeil. « Les performances ne sont pas aussi bonnes qu’au premier jour, ce qui est normal, commente le chercheur. Elles sont influencées par la privation de sommeil. Mais elles ne périclitent pas pour autant de manière linéaire. Au moment où la mélatonine est à nouveau inhibée, les individus recouvrent une partie de leurs facultés pour la journée, avant d’atteindre un nouveau pic encore plus important en cours de seconde soirée. Ces données révèlent assez distinctement une addition d’incidences liées au rythme circadien d’une part, et à la privation de sommeil d’autre part. » 

Plusieurs « fuseaux horaires » cérébraux

L’analyse des IRMf devait affiner la quantification de ces observations, en isolant les réactions de chacune des régions du cerveau. Elle a notamment permis d’observer et de comparer la diminution de réactivité de certaines régions du cerveau durant la phase d’éveil (en bleu dans l’illustration ci-dessous). « Nous avons observé un fait que nous ignorions jusqu’alors, se réjouit Pierre Maquet. Seules les régions du cortex réagissent à l’augmentation de la pression de sommeil. » L’observation des IRMf a également permis d’indiquer la diminution d’activité cérébrale au moment où la mélatonine était sécrétée. « Et une fois de plus, les niveaux de réactivité augmentaient à nouveau sitôt que la mélatonine était inhibée, et ce, alors même que la pression de sommeil grandissait. Deux facteurs qui se contrecarraient donc, de manière à ce qu’un certain niveau de performance soit maintenu. »

« Mais la découverte la plus surprenante de cette étude, ponctue le neurologue, concerne l’observation d’une différence de phase circadienne entre les six lobes qui constituent le cortex. » Au cours de l’expérience, les performances cérébrales des sujets étaient enregistrées par IRMf à 13 reprises. 13 points répartis sur 42 heures et qui, disposés sur un graphique dessinent une sinusoïde dépendante du rythme circadien. Comme les réactions des différentes régions du cerveau pouvaient être isolées, il était possible de tracer une sinusoïde pour chacune d’entre elles. « Je m’attendais à toutes les retrouver sur un même plan. Or, toutes évoluent bien sur un cycle de 24 heures, mais elles sont déphasées entre elles. Certaines sont en avance par rapport au pic de mélatonine, d’autres sont en retard. Entre les réponses des régions les plus précoces et celles des régions les plus tardives, nous avons enregistré un décalage de deux heures. Ce qui signifie que nous n’avons pas une seule horloge dans le cerveau, mais que chaque région a son heure à elle. C’est une découverte importante. Les « gènes d’horloge », qui régulent l’activité biologique sur 24 heures, sont très sensibles à l’état métabolique des neurones. Ces sinusoïdes déphasées pourraient signifier que ces gènes adaptent la phase d’activité d’une région du cerveau selon des besoins locaux en énergie, et donc en fonction du travail neuronal. » 

Nous n’aurions donc pas une, mais bien plusieurs horloges circadiennes, qui tournent toutes en 24 heures, mais qui en plus de s’aligner sur le cycle du soleil, se règlent sur des besoins neuronaux. Un approfondissement de cette étude sur la transcription génique chez le rat ou la souris devrait permettre de mieux comprendre ce qui pousse certaines phases à être en avance sur d’autres. Des recherches qui devraient mener à mieux comprendre pourquoi certains sujets sont plutôt du matin, ou du soir, ou plus sensibles au décalage horaire ou au travail nocturne, par exemple. « Ça change toute la manière dont on pense les horloges circadiennes, s’enthousiasme le neurologue. Elles se révèlent plus flexibles, plus adaptables que ce que nous pensions. »

Domestiquer la lumière

S’il semblerait donc que plusieurs « fuseaux horaires » traversent les différentes régions du cerveau, il n’en demeure pas moins qu’une horloge principale, pour rappel, située dans le noyau suprachiasmatique, régule l’activité neuronale autour de 24 heures. C’est sur celle-ci que s’accordent toutes les horloges du corps, et elle est elle-même influencée par la lumière du soleil. Par exemple, elle ne correspond pas tout à fait à un jour terrestre, mais s’aligne naturellement au lever du soleil chaque matin. Autre exemple, si nous quittons l’Europe pour San Francisco, au terme de quelques jours d’acclimatation, le cycle de sécrétion de la mélatonine se sera adapté au changement horaire. Reconnaître l’importance de l’influence du rythme circadien sur nos performances et dresser ce rapport causal à la lumière est donc l’une des clés qu’offrent les études du sommeil sur des évolutions économiques et de santé publique significatives. « Les erreurs humaines au travail ou les accidents de la route liés à une activité nocturne et donc à des états de somnolence sont considérables. Et quoi que l’on fasse, notre horloge biologique fonctionne en continu et tourne au rythme de notre planète. Lutter contre accroît le risque d’accidents, mais aussi celui de contracter des maladies cardiovasculaires comme l’hypertension ou le diabète. Une perturbation du sommeil pourrait même augmenter le risque de certains cancers. En cela, le régime professionnel des pauses est une catastrophe. L’horloge biologique n’a jamais le temps de s’habituer à un horaire. » En effet, certains postes ou certains loisirs n’offrent pas la possibilité de dormir de 22h30 à 6h30 tous les jours. Utiliser des lumières artificielles qui diffusent les longueurs d’onde imitant l’évolution de la lumière du soleil au cours de la journée pourrait influencer la régulation de la mélatonine et donc limiter les effets de somnolence. « Derk-Jan Dijk, mon collaborateur du Surrey, a par exemple mené une expérience de ce type. Lui et son équipe ont changé les ampoules d’une entreprise sans prévenir les équipes de nuit, et ont observé un gain de vigilance et de performance au travail. » De telles initiatives peuvent également faciliter la vie de personnes atteintes de maladies neurodégénératives. Ceux qui contractent Alzheimer, par exemple, subissent une perte neuronale importante dans le noyau suprachiasmatique, ce qui perturbe la sécrétion de mélatonine. Cette dérégulation entraîne un état d’excitation psychomotrice en fin d’après-midi. « Un syndrome que l’on appelle le sundowning, et qui est l’une des raisons d’institutionnalisation du patient. En gérant ce phénomène, notamment par un jeu de lumières, on pourrait maintenir plus longtemps les patients à domicile. » Utiliser la lumière pour lutter contre les méfaits de la somnolence, l’intuition n’est pas nouvelle. Les technologies existent déjà sur le marché, mais il y a là une démarche de sensibilisation à envisager pour amorcer un changement significatif dans le milieu professionnel, une réhabilitation de la lumière comme facteur influençant notre cycle du sommeil. 

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