Les groupes littéraires, un objet éclaté et en mouvement
C’est un beau voyage qu’offre La dynamique des groupes littéraires, un ouvrage collectif(1) publié dans la collection « Situations » des Presses Universitaires de Liège. Se saisissant d’outils sociologiques, une équipe de chercheurs internationale se penche sur l’émergence, l’évolution, les logiques internes, les représentations et les mécanismes de dissolution des groupes littéraires entre la seconde moitié du XIXe siècle et la fin des années 1970. Y sont notamment abordés les cénacles romantiques et parnassiens, les chapelles symbolistes, les niches surréalistes, et différents groupuscules à la fortune posthume moins éclatante. S’éloignant de la figure démiurgique de l’écrivain solitaire, les treize contributions qui composent le volume réinscrivent l’acte de l’écriture dans une dynamique collective, inscrite dans des moments et des lieux. L’ouvrage épluche de cette façon les lois explicites présidant à certaines associations et les mécanismes plus tacites de cohésion entre individus. Il explore différentes ambitions manifestées collectivement, depuis la volonté de légitimer une nouvelle esthétique jusqu’à la satire groupale, et met en lumière des zones frontalières entre guerres d’ego et nécessité d’entraide, de même que des négociations entre intégrité individuelle et adaptation aux autres. Au fil des pages, les textes rapprochent le lecteur de tendances, de dynamiques sociales et de mouvances artistiques qui ont conditionné les œuvres et les parcours d’auteurs aussi mémorables que Hugo, Mallarmé, Zola ou Breton. Au mitan du XIXe siècle, le milieu de la littérature connaît en France une émancipation sans précédent. Les écrivains sortent des carcans du mécénat ou de la subvention étatique. L’industrialisation et l’avènement d’un rapport inédit aux médias offrent de nouveaux moyens de distribuer les œuvres et de gagner en autonomie. Cette autonomisation progressive se construit sur le mode de la collectivité : Victor Hugo, pour conduire ce qu’on appellera la « bataille d’Hernani » s’entoure d’une « armée » de confrères capables de secouer la tradition ; la génération suivante, qui cherchera à proposer une alternative au Romantisme, tentera de neutraliser les divergences de ses membres pour aparaître soudée sous la forme du Parnasse. L’éditeur Alphonse Lemerre comprend qu’il s’agit de faire corps, et donne à voir une génération unie dans la revue-anthologie qu’il publie sous le titre de Parnasse contemporain. D’abord perçue comme un espace alternatif, le Parnasse devient progressivement une institution dogmatique : « À cette époque, précise Denis Saint-Amand, collaborateur scientifique à l’ULg et directeur de l’ouvrage, des auteurs comme Verlaine, Mallarmé et Charles Cros sont excomuniés du Parnasse, en raison de critères esthétiques ou de leur réputation.» Dans sa contribution, le professeur Joseph Jurt(2) relaye le diagnostic cuisant formulé par le jury de la revue au sujet des textes proposés par Verlaine : « Non, l’auteur est indigne, et les vers sont les plus mauvais qu’on ait vus ». Ce jugement se révèle toutefois profitable, comme le rappelle Denis Saint-Amand : « Cette mise à l’écart va ouvrir l’espace des possibles au sein du champ littéraire. » Mallarmé, rassemblant des disciples dans son salon, rue de Rome, devient le chantre du symbolisme ; dans les cafés du Quartier Latin, le décadentisme se fédère autour de Verlaine ; quant à Charles Cros, il sera de tous les groupes qui, des Zutistes aux habitués du café Le Chat Noir, cherchent davantage à se moquer des canons de l’époque qu’à s’imposer (lire à ce sujet Quand les poètes disent « merde » à leurs contemporains). La carte du ciel symbolique pourrait semblée dessinée. Paul Aron(3) succède pourtant aux pages de Joseph Jurt, et y témoigne d’un second souffle éclaté pour les symbolistes et leurs cercles d’influence partagés entre la Belgique et Paris. Dans ce morcellement du champ littéraire, les écrivains affirment des positions et se regroupent pour mutualiser leurs efforts, se serrer les coudes et faire front ensemble : c’est l’âge d’or des groupes littéraires, qui mobilisent volontiers une rhétorique guerrière pour s’affirmer. Pourtant, l’imaginaire littéraire voit également émerger, au XIXe siècle, la figure bourgeoise de l’écrivain comme génie créateur et solitaire. Un mythe qui ne commencera à être égratigné qu’un siècle plus tard. Au tournant des années 1960, des cadres sociologiques esquissés respectivement par Pierre Bourdieu et par Jacques Dubois ramènent la littérature sur terre et la questionnent en contexte. Ils prennent en considération le fait qu’un écrivain est avant tout un individu porteur d’une série de dispositions, qui intègre un univers en perpétuelle évolution, fait de lois et de croyances spécifiques, au sein duquel il est en relation avec des pairs qui infléchissent sa position autant qu’il contribue à définir la leur. Qu’il soit pensé en termes de « champ » ou d’« institution », le monde des lettres, défini de cette façon, correspond à un espace de luttes et à un marché. « Cette approche sociologique continue à rencontrer des zones de résistance, dans la mesure où elle désacralise l’activité littéraire, témoigne Denis Saint-Amand. Il n’est pas rare d’observer, au sein même du monde académique, des résurgences d’un discours exceptionnalisant, qui vise davantage à célébrer la littérature qu’à tenter de l’expliquer ». L’Université de Liège est l’un des pôles majeurs dans le domaine de la sociologie de la littérature : le travail fondateur de Jacques Dubois y a été prolongé par les chercheurs qu’il a formés, Jean-Pierre Bertrand, Pascal Durand et Benoît Denis en tête, puis par la génération suivante, au sein de laquelle on retrouve Anthony Glinoer (aujourd’hui professeur à l’Université de Sherbrooke), Björn-Olav Dozo ou Denis Saint-Amand. Ce dernier indique : « Questionner un fait littéraire d’un point de vue sociologique ne revient pas à négliger l’œuvre, mais à prendre en considération l’ensemble des données historiques et sociales qui rendent celle-ci possible. Il s’agit d’envisager le décor et son envers, de saisir les mécanismes qui président à la production et à la réception de ce qui est une communication particulière, d’étudier les valeurs et les croyances produites par un état donné du champ. Se pencher sur la dynamique des groupes littéraires permettait à ce titre d’esquisser une microsociologie en interrogeant la façon dont, au sein de cet espace en mouvement, des communautés soudées s’organisent en développant leurs propres règles et croyances, pratiques et esthétiques, avec et contre celles qui dominent le champ de leur époque. » (1) Denis Saint-Amand, Les groupes littéraires : structures, logiques et représentations, Presses Universitaires de Liège, 2016
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