Comme des petits soldats...
Au bout d'une moyenne de deux heures, le résultat - reproduit une cinquantaine de fois - était là, clair et net. Dans le premier cas (présence d'une racine d'orge vivante à l'une des extrémités), 75 % des larves de taupins se sont dirigées vers celle-ci, 15 % vers l'autre extrémité (sans racine ni autre appât, donc) et 10 % ne se sont pas déplacées, restant au centre du tube. De quoi démontrer que les larves sont attirées par les "parfums" de racines d'orge sans le moindre contact visuel. Dans le second cas (introduction des quatre aldéhydes à l'une des extrémités), l'attraction s'est montrée un peu moins nette: 66 % des larves se sont dirigées vers les appâts. "Ce résultat est tout aussi significatif qu'avec les racines, commente François Verheggen. Il démontre clairement que les aldéhydes exercent un pouvoir attractif sur les larves. S'il est légèrement inférieur aux 75 % obtenus dans un premier temps, c'est probablement en raison du CO2 dégagé par les racines, qui contribue à la propagation des odeurs dans le dispositif. Cette observation pourrait nous aider dans la mise au point ultérieure d'un produit dont le pouvoir attractif serait maximalisé".
Et les trois doses testées? "L'attraction s'est révélée très nette aux deux doses inférieures: 10 microgrammes et 1 milligramme. En revanche, nous avons observé une tendance à la répulsion à mesure que la dose augmente et se rapproche des 100 milligrammes. Ce constat ne nous a pas vraiment étonnés, car nous avions déjà observé ce phénomène avec les pucerons et certains papillons. En effet, à partir d'une certaine quantité de produit attractif libérée, il n'est plus forcément avantageux pour l'insecte de se rendre vers la source alimentaire. Certes, la molécule en elle-même reste un signal intéressant pour lui. Mais sa libération massive dans le sol lui indique qu'il y a une affluence de congénères arrivés avant lui. Et, vu le temps nécessaire pour arriver sur place, il risque de ne plus rien trouver pour s'alimenter". Simple hypothèse à ce stade, concède le scientifique. En effet, ce qui est valable pour des insectes phytophages adultes ne l'est pas forcément pour des larves, a fortiori issues d'ordres différents que les hémiptères ou les lépidoptères.
Un intérêt tous azimuts
Depuis que les résultats de la thèse de Fanny Barsics ont connu un début de divulgation, il y a six mois à peine, le laboratoire d'Entomologie fonctionnelle et évolutive de Gembloux a été contacté à plusieurs reprises par divers acteurs du monde agricole, belges et français, intéressés par la perspective d'un nouveau moyen de lutte contre les larves du petit coléoptère. Parmi ceux-ci, une coopérative française de 22.000 membres active dans la lutte biologique et prête à mettre des terrains à disposition de l'équipe gembloutoise à des fins expérimentales. Tout en tempérant l'impatience de ses interlocuteurs, François Verheggen s'affiche extrêmement optimiste quant aux développements à attendre dans les mois et années qui viennent. "On n'en est certainement pas à pouvoir développer des dispositifs de piégeage des larves de taupins à large échelle. L'objectif prioritaire, à ce stade, est plutôt de mettre au point des dispositifs de surveillance prédictive d'invasions (monitoring). En lutte intégrée, il est tout simplement vital de pouvoir détecter le plus tôt possible les signes d'une pullulation. On peut donc imaginer, installées dans les cultures, des stations de surveillance permanente diffusant les aldéhydes dans le sol, prêtes à donner l'alarme dès l'apparition des tout premiers insectes à l'état larvaire. Intervenir dès ce moment permet généralement de réduire au strict minimum l'utilisation de produits chimiques ou de produits naturels. Après tout, déjà à l'heure actuelle, de tels dispositifs précoces ont fait leurs preuves pour venir à bout de plusieurs espèces d'insectes grâce à l'utilisation exclusive de produits naturels (phéromones), par exemple dans des vergers de pommiers et de poiriers".
Avant d'en arriver à de tels dispositifs intégrés, il va falloir étudier différentes formes de mélanges d'odeurs et tester leur optimalisation, par exemple par l'ajoute de CO2. Il faudra, aussi, tester ces "cocktails" sur plusieurs espèces de taupins. Après tout, l'Agriotes sordidus étudié ici, s'il fait partie du "top trois" des taupins donnant du fil à retordre aux cultivateurs, n'est qu'une espèce parmi les dizaines présentes sous nos latitudes. Si l'attention des chercheurs s'est concentrée sur lui, c'est parce qu'il présente un cycle de reproduction plus court que ses congénères (deux à trois ans tout de même!), ce qui rend son utilisation expérimentale un peu plus aisée. "Un des développements possibles est l'association, à terme, entre des stations de diffusion d'odeurs placées dans le sol et l'utilisation de champignons ou de nématodes identifiés comme entomopathogènes ou entomophages: la combinaison, en somme, de deux moyens de lutte biologique qui se renforceraient mutuellement." Dès octobre prochain, les travaux du laboratoire d'Entomologie se poursuivront sur le sujet grâce à un consortium européen (C-IPM, Coordinated Integrated Pest Management in Europe) spécifiquement consacré au taupin, regroupant 14 institutions de recherche au sein de l'Union européenne. Sa priorité: la mise au point de modèles prédictifs d'invasion de diverses cultures (orge, mais aussi maïs) par le petit coléoptère, à la fois dans le temps et l'espace.