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Le lac Kivu, un eldorado à surveiller
29/04/2016

Les effets néfastes d’un rejet des eaux en surface

Les conséquences d’une mauvaise réinjection des eaux seraient multiples et catastrophiques. Premièrement si l’exploitation devait provoquer un brassage important et la déstabilisation physique du lac, ramenant les eaux profondes en surface, une quantité importante de méthane et de dioxyde de carbone pourrait être relâchée dans l’atmosphère et la rendre mortellement toxique pour les 2 millions d’habitants autour du lac. Ce genre de désastre a déjà eu lieu aux lacs camerounais Monoun en 1984 et Nyos en 1986. Deuxièmement, cette eau est très riche en ammonium et en phosphates, des sels minéraux accumulés pendant des siècles dans cette zone anoxique. Réintroduire ces eaux trop près de la surface susciterait un apport massif de ces sels minéraux, ressource essentielle du phytoplancton, qui pourrait dès lors proliférer. Une abondance soudaine de biomasse, de même qu’un changement probable des espèces phytoplanctoniques dominantes déséquilibrerait dès lors toute la chaîne trophique du lac et mènerait à la dégradation de l’écosystème suite à l’eutrophisation. Un impact biologique désastreux engendrant notamment de lourdes répercussions pour la pêche locale. Un troisième et dernier risque est lié au rejet d’un autre gaz inexploitable industriellement, le H2S, ou sulfure d’hydrogène. Ce gaz dissous et très réduit réagit avec les molécules d’oxygène. Rejeté dans les eaux de surface, il rendrait anoxique et donc inhabitable la couche de surface (normalement oxygénée) où s’est développée la vie aquatique du lac. « C’est un effet qui a été négligé dans les scénarios d’exploitation du méthane, déplore Jean-Pierre Descy. Il n’est pas prévu à l’heure actuelle de ramener le sulfure d’hydrogène en profondeur, mais bien de le relâcher en surface. »
plateforme Extraction Kivu


Au-delà des mises en garde émises par les scientifiques, l’établissement d’une volumineuse banque de données biologiques du lac, de son état actuel, réalisée notamment grâce à l’obtention d’un appel d’offre de la Coopération Technique Belge (CTB) permettra par comparaison d’évaluer à l’avenir les éventuels impacts sur l’écosystème de l’exploitation du méthane, et le cas échéant, de pouvoir agir en fonction.

Découverte incroyable d’un analogue de l’océan primitif

Un argument en faveur de l’extraction du méthane est souvent avancé et relève d’une malhonnêteté intellectuelle. Prélever ce gaz diminuerait un risque d’éruption limnique, catastrophe naturelle résultant d’une remontée soudaine des eaux profondes suite à un basculement de la stratification du lac. « En réalité, la structure du lac est tellement stable qu’à moins d’une quantité d’énergie pharamineuse, un tel risque est aujourd’hui presqu’inexistant, conteste Alberto Borges. Un deuxième risque serait que les eaux profondes arrivent à saturation, et que le trop plein de gaz remonte naturellement à la surface. » Il est vrai que le méthane semble continuer à s’accumuler dans le fond du lac. Mais selon les estimations menées dans le cadre du projet, le seuil ne serait atteint que dans un siècle et il est assez simple d’en mesurer l’évolution. L’extraction du méthane ne répond donc à aucune urgence écologique, et reste avant tout dictée par des intérêts strictement économiques, à l’exception de la baie de Kabuno, au nord du lac Kivu, seul endroit potentiellement instable du lac car la limite entre l’eau de surface et les eaux anoxiques se trouve à faible profondeur et cette baie est proche de volcan actif du Nyiragongo. Les eaux pourraient effectivement se retourner et libérer de grandes quantités de CO2, mortellement toxique pour les populations locales, notamment de la ville de Goma. Le dégazage préventif de la baie a d’ailleurs lieu en ce moment. Un dégazage nécessaire qui chamboule malheureusement un écosystème unique au monde et qui renvoie à l’une des grandes révolutions de la vie primitive sur Terre. Aujourd’hui, en effet, tous les océans du monde ont une bien plus forte concentration en soufre qu’en fer. La baie de Kabuno, elle, présente une distribution inverse et unique au monde. Ses eaux ont beaucoup plus de fer que de soufre. Cette distribution est due à la physique de l’endroit ainsi qu’à la composition volcanique de son bassin versant. Une singularité que la baie partage avec les océans primitifs, qui remontent à une époque où la Terre était dépourvue d’oxygène, et qui a fait l’objet d’une publication par l’équipe de EAGLES. Ce qui réjouit Alberto Borges. « Au Précambrien, les océans étaient très riches en fer, et par contre, anoxiques. Des communautés bactériennes spécifiques, capables de photosynthèse couplée à une oxydation de fer ont commencé à produire de l’oxygène dans les océans, oxygène qui est ensuite passé dans l’atmosphère. Un processus essentiel de l’histoire de la vie sur Terre. La baie de Kabuno est le seul endroit au monde où ce type de bactéries est encore présent aujourd’hui. De véritables fossiles vivants qui nous permettent de remonter au Précambrien, et dont on ne pouvait jusqu’ici que supposer l’existence. »

Changements climatiques et productivité du lac

L’autre grand pan du projet visait l’estimation de l’évolution du lac et de sa productivité en fonction des variations climatiques. Il avait déjà été remarqué que les réponses écologiques aux variations saisonnières étaient importantes et influaient sur la relative pauvreté du lac, en poissons notamment. La zone de surface suffisamment oxygénée pour les accueillir ne s’étend en effet que de 0 à maximum 60 mètres pendant la saison sèche et à environ 40 mètres pendant la saison des pluies. Lors de la saison des pluies, l’eau se stratifie davantage et les nutriments nécessaires à la croissance des algues et du reste de la chaîne trophique sont piégés dans des eaux trop profondes. Il faut attendre la saison sèche pour que l’eau de surface se refroidisse par évaporation et replonge plus en profondeur, brassage favorisé aussi par des vents plus importants. Les nutriments sont alors à nouveau disponibles dans la zone de surface et permettent la production de biomasse.

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