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Les territoires périurbains
07/03/2016

"On oublie les leçons de l'Histoire"

Autre exemple préoccupant : l'agriculture (et, nécessairement liés à celle-ci, les circuits alimentaires). La production agricole urbaine est traditionnellement considérée dans le Sud comme une façon d'assurer une partie de la subsistance des populations citadines, mais aussi de dynamiser l'économie des villes. Le hic, c'est que la rente foncière sur un terrain à vocation agricole est nettement moins élevée qu'en cas de construction (vocation de logement). "C'est le même phénomène que dans nos régions, compare Jean-Marie Halleux : les terrains constructibles s'échangent à une valeur souvent plus de trente fois plus importante que les terrains destinés à l'agriculture". Résultat : avec la croissance des villes, l'agriculture urbaine recule spatialement, se délocalise de plus en plus loin des centres, devenant périurbaine. Et l'on assiste, auprès de la population de certains quartiers (par exemple le quartier de Mabalu, à Kinshasa), à une chute des apports énergétiques et protéiques par habitant. Il faut reconnaître qu'un autre phénomène joue dans ce sens à Kinshasa : le développement de la production urbaine – par exemple l'élevage de volaille – est découragé par l'importation de découpes de poulets congelés originaires d'Europe, rarement taxée.

Les pratiques en matière d'aménagement de l'espace posent également un certain nombre de problèmes. En effet, elles souffrent encore trop souvent, semble-t-il, d'une simple reproduction/imitation des réalisations des pays du Nord. "Encore aujourd'hui, en 2016, les aménageurs du Sud restent influencés par une conception moderniste qui fait la part belle au modèle des autoroutes urbaines et des tours de standing , explique Jean-Marie Halleux. Or c'est oublier que les populations n’ont pas les moyens de se véhiculer en voiture ou d’acheter des appartements neufs. Sans compter que de tels projets inspirés du modèle dubaïote de développement urbain se réalisent souvent dans des périmètres restreints et que de vastes zones périphériques sont souvent abandonnées à elles-mêmes, sans réseau efficace de distribution de l'eau ou d'électricité". Et le spécialiste en aménagement du territoire d'émettre un constat amer: "les décideurs locaux ne tiennent compte ni des leçons de l'Histoire ni des besoins de leurs populations".

Limette

Pas de temps à perdre...

Comment éviter au Sud la répétition des erreurs d'hier, tout en inventant des modèles de développement spécifiques à cette nouvelle configuration périurbaine ? Les deux professeurs le reconnaissent humblement : ils ne détiennent pas les solutions toutes faites, clés sur porte, prêtes à l'emploi. Outre l'ambition de poser un premier diagnostic sur les connaissances relatives aux morphologies et aux dynamiques à l’œuvre dans les zones périurbaines (la littérature est pauvre à ce sujet, particulièrement sur l'Afrique), leur ouvrage se veut une invitation à poser les bonnes questions et, surtout, à réfléchir dans une perspective pluridisciplinaire. "Il nous faut à tout prix comprendre comment ces territoires périurbains se développent dans toutes leurs dimensions, souligne Jan Bogaert. C'est d'une formidable complexité, car elles sont nombreuses et en interaction permanente : économiques, démographiques, ethniques, culturelles, alimentaires, agricoles, liées à la gouvernance (incluant les phénomènes de corruption), etc. Les cinq approches que nous avons adoptées dans le livre ne sont donc qu'un début... Mais les besoins à rencontrer sont d'ores et déjà bien concrets : accès à l'eau potable, création d'écoles, organisation des soins de santé, etc". Jean-Marie Halleux, lui, souligne que nous n’avons plus guère de temps pour agir efficacement. "D’ici à 2050, la transition urbaine sera largement avancée – voire terminée – et il sera trop tard pour mettre en place des territoires périurbains performants. Les décennies qui viennent représentent donc une fenêtre d’opportunité pour agir efficacement. Il revient à notre génération et non aux générations futures de se saisir de ce problème…"

Que faire, précisément? "Les décideurs du Sud doivent d’abord comprendre et accepter que, d’ici à 2050, certaines villes pourraient être cinq à dix fois plus vastes qu’aujourd’hui, pronostique Jean-Marie Halleux. Pour eux, cela est très déstabilisant ! En termes d'aménagement de l'espace urbain, on pourrait s'inspirer des travaux du chercheur américain Shlomo Angel et de son "Making room paradigm". L’idée phare consiste à appliquer un modèle de croissance contrôlée, où l’on estime rationnellement les besoins en terrains à urbaniser et où l’on structure l’urbanisation et les infrastructures le long d’axes bien desservis par les transports collectifs. Déjà mise en pratique avec succès dans diverses villes d’Amérique latine, cette approche permet aux plus pauvres de profiter des opportunités économiques qu’offrent les centres des grandes villes. En complément, il faut aussi utiliser le zonage pour protéger les zones les plus fragiles, où les populations risquent de subir des mouvements de terrains, des dégâts sismiques, des dégâts des eaux, etc. Malheureusement, force est de constater que la situation sur le terrain est bien éloignée de ce modèle, et que cela ressemble plus souvent à un développement spontané, anarchique et chaotique, où prédominent le fait accompli et la vulnérabilité face aux risques environnementaux".

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