Le rêve d’un « Waterloo bis »
Tout cela pourrait donner l’impression d’un furieux arrangement avec le passé... Philippe Raxhon préfère parler de « stratégie de dilution mémorielle ». « Une telle lecture de l’événement aurait été inaudible au XIXe siècle ! On voit donc que les mécanismes mémoriels ont une grande faculté d’adaptation aux circonstances. Des mémoires en opposition forte peuvent très bien évoluer au fur et à mesure d’un rapprochement dû aux circonstances historiques : nous pouvons en tirer une leçon pour comprendre toute une série d’abcès mémoriels. Et notamment comment l’Allemagne et la France ont envisagé la Première puis la Deuxième Guerre mondiale dans un contexte de construction européenne, avec l’énorme effort de l’Allemagne pour assumer le nazisme. Quand Mitterrand et Helmut Kohl se donnent la main devant le monument de Verdun, c’est une image inouïe : jamais un contemporain de l’entre-deux guerre n’aurait imaginé ça », rappelle-t-il.
Cette dilution mémorielle est d’autant plus patente dans un contexte paroxystique de guerre : chaque jour, il faut adapter la lecture du passé aux circonstances. Et le plus surprenant, c’est que cette relecture fonctionne parfaitement, en dépit du caractère surprenant, pour ne pas dire bancal, de l’analogie. Car en 1915, ce ne sont pas seulement les alliances qui ont changé : c’est la manière même de faire la guerre, une guerre au caractère désormais industriel où les sabres et les chevaux n’ont plus leur place. « C’est toute la question : pourquoi, à un moment donné, un anachronisme est-il efficace ? », interroge l’historien de la mémoire. Le début de la réponse se trouve dans le symbole puissant que composent à la fois la concordance des dates et la superposition des territoires. « Le mois d’août 1914 est le mois de la guerre de mouvement par excellence : les troupes belges résistent autour de Liège, puis se replient ; les Allemands cherchent à s’emparer de Namur tandis que les Anglais venant d’Ostende cherchent à rejoindre les Français qui viennent des Ardennes – l’objectif étant un rassemblement sur la Sambre, les Anglais via Mons, les Français via Charleroi. Les armées s’avancent donc les unes vers les autres dans un espace géographique de proximité avec Waterloo. Le 20 août, les Allemands sont à Bruxelles et, de là, ils passent dans cette région qui comprend le célèbre champ de bataille ».
Il n’en fallait pas davantage que cette collusion spatio-temporelle pour mobiliser le fantasme d’un « Waterloo bis ». « Il y a dans les journaux et chez les acteurs de la guerre, chez les généraux eux-mêmes, le sentiment qu’on va peut-être vers un remake de Waterloo. Il y a cette illusion qu’en un jour, on va terminer la guerre et qu’on pourra rentrer chez soi », commente Philippe Raxhon. « La bataille de Waterloo a quelque chose d’archétypal. Elle retient l’attention parce que c’est un scénario parfait : les événements mêmes de la bataille se sont orchestrés dans la réalité pour produire un récit parfaitement huilé avec des rebondissements, un climax, une tragédie, des acteurs forts », développe l’historien. Mais le caractère de « chef-d’œuvre » narratif de Waterloo – qui, en ses qualités, se prête à toutes les modernisations – ne parvient pourtant pas à faire oublier le carnage : dans un espace de quatre kilomètres sur quatre, il y eut en une seule journée 35 000 blessés, 12 000 hommes et 10 000 chevaux tués. Autant dire un champ de bataille littéralement couvert de corps.
L’horizon d’une guerre
Une telle bataille décisive, comme on le sait, n’aura pas lieu en 1914. Mais le ver est dans le fruit : Waterloo sera l’horizon de la Grande Guerre, y compris dans son caractère « sanglant », ses gueules cassées. « Quand la guerre des tranchées s’installe à partir de 1915, on peut se dire que Waterloo ne va plus avoir la cote. Mais si ! À travers le courage des combattants de Waterloo, on mobilise les imaginaires nationaux. Pour l’Angleterre, c’est le souvenir de la ligne de Wellington qui ne cède pas et qui "mute" sous la forme de la tranchée », illustre Philippe Raxhon. Quant au soldat belge, lui qui avait si mauvaise réputation dans l’historiographie anglaise du 19e siècle – il se serait mal comporté en 1815, il aurait été francophile et donc peu fiable –, il devient rétrospectivement, au moment de la résistance belge d’août 14, un valeureux combattant. Un journaliste anglais écrira même qu’à bien y réfléchir, c’est peut-être grâce aux Belges que Wellington a gagné Waterloo ! « Jusqu’au bout de la guerre, Waterloo fait référence. Tout cela est résumé dans cette caricature où l’on voit Napoléon et Wellington l’un près de l’autre avec cette légende qui dit "Maintenant, nous sommes côte à côte" », illustre encore Philippe Raxhon. En novembre 1918, alors que Bruxelles en liesse célèbre l’entrée du roi Albert Ier à Bruxelles, des soldats anglais trouveront encore le temps de se rendre à Waterloo pour rendre hommage aux combattants. « Même dans cette folie de la victoire, la « morne plaine » reste présente. »
L’emprise de Waterloo se prolongera d’ailleurs au-delà de la guerre. « Pendant le XIXe siècle, Anglais et Prussiens sont mis sur un même pied. Après la Première Guerre mondiale, on réalisera une grande pirouette afin de séparer Wellington et Blücher, la question étant la suivante : comment faire pour célébrer l’armée britannique tout en méprisant ses composantes allemandes ? », explique Philippe Raxhon. Les journaux s’en chargeront en expliquant que Wellington lui-même se méfiait des soldats d’origine allemande de son armée qui étaient plus violents que les autres, se comportaient moins bien à l’égard des civils – l’accusation portant clairement sur des événements postérieurs –, et ne respectaient pas les prisonniers. « On retrouvera ensuite bien souvent l’image du Prussien brutal. Dans le film "Waterloo" de 1970 du réalisateur russe Bondartchouk, Blücher est dépeint comme un vieillard très rude, tenant des propos d’une terrible brutalité. Mais il faut se rendre compte que derrière les uniformes noirs des Prussiens, il y a les Allemands de deux guerres mondiales ! », analyse Philippe Raxhon. « Regardez aujourd’hui : les figurines et les bustes miniatures de Napoléon partent comme des petits pains ; à la limite, on veut bien acheter une figurine de Wellington. Mais qui achètera une figurine de Blücher ? », interroge encore l’historien. Exemple superlatif de la plasticité mémorielle, capable de prendre l’histoire à rebours et à partie, Waterloo laisse donc penser qu’à l’heure du bicentenaire, c’est encore la boutique de souvenirs qui pose les plus passionnantes questions.