À l’heure où l’on commémore le bicentenaire de la bataille de Waterloo de 1815, l’historien Philippe Raxhon, professeur à l’Université de Liège, se replonge un siècle en arrière. Car Waterloo n’a jamais été aussi présent dans les imaginaires que pendant la Grande Guerre : un fantôme aussi malléable qu’opportun, exemple archétypal de ces « stratégies de dilution mémorielle » qui déterminent la marche de l’histoire.
En 1914, l’Europe s’apprête à commémorer le centenaire de la bataille de Waterloo qui vit la défaite de Napoléon face à l’armée du duc de Wellington et à celle du maréchal prussien Blücher quelque part au sud de Bruxelles. Mais à l’aube de ce qui allait devenir la Grande Guerre, le souvenir du 18 juin 1815 va soudain faire l’objet d’une relecture toute particulière... Dans un ouvrage intitulé « Centenaire sanglant. La bataille de Waterloo dans la Première Guerre mondiale », l’historien Philippe Raxhon s’est penché sur cette confluence d’événements, dans un travail qui tient davantage de l’histoire des mentalités et de l’histoire mémorielle que de l’histoire militaire. « J’ai été attiré par cette perspective de faire s’emboîter la Première Guerre mondiale avec le centenaire de 1915 de la bataille de Waterloo. Rien n’existait vraiment sur le sujet. Mon angle de tir a été de ne pas me concentrer sur le 18 juin mais d’englober toute la guerre car Waterloo est bien présente de 1914 à 18 », explique le chercheur qui, pour se faire, n’a négligé aucune source : tracts, journaux, publicités, affiches, caricatures... « Il n’y a pas de source mineure : une boîte d’allumettes ou un poème sont bons à prendre pour partir à la conquête d’un contexte historique. Heureusement, la Première Guerre mondiale a produit beaucoup d’iconographies, ne fût-ce que parce que c’était l’heure de gloire de la propagande. Or, à l’heure où l’on n’a pas encore la télévision et la radio, où le cinéma en est à ses balbutiements, l’image reste un médium formidable. » L’ouvrage de Philippe Raxhon est ainsi émaillé de nombreuses illustrations qui témoignent non seulement de l’omniprésence de Waterloo durant la Première Guerre mais aussi de l’imaginaire de l’époque et de ses stratégies de communication parfois cousues de fils blancs.
Napoléon, ce vainqueur
Comme le montre l’historien, le souvenir de 1815 est en réalité mobilisé dès les premiers jours de la guerre. En août 1914, alors que les Allemands pénètrent en Belgique sous le commandement d’Otto von Emmich, ils ont dans leurs poches des tracts censés convaincre les Belges de leur laisser le champ libre avec cet argument : « Souvenez-vous des glorieux jours de Waterloo où les armes allemandes ont contribué à fonder et à établir l’indépendance et la prospérité de votre patrie ». Du côté des Alliés, la nécessité de faire front commun face à l’envahisseur allemand exige de ne pas rouvrir la bataille d’ego en commémorant pompeusement Waterloo. « Dans les années 1910-1913, les Anglais préparaient déjà le centenaire avec toute une série de projets dont certains étaient encore clairement à connotation anti-française », explique Philippe Raxhon. Si l’on ne peut renoncer à célébrer l’événement – qui tient un rôle central dans la culture nationale britannique –, il est désormais nécessaire de le faire avec toute la subtilité requise. À Londres, la statue de Wellington est ainsi ceinte de bleu-blanc-rouge : aucune manifestation du centenaire ne fera l’économie d’une touche de francophilie. Au point que les Anglais en viendraient à faire oublier leur victoire... « En juin 1915, le Times explique que Napoléon et Wellington étaient à égalité dans le talent et la compétence militaire : selon le journaliste, si Napoléon a perdu, c’est simplement parce qu’il a eu moins de chance. Mais ce n’est pas seulement du tact : c’est réfléchi et conçu en termes stratégiques. Tout est fait pour éviter de choquer les Français », analyse l’historien.
Face à des Anglais si bien disposés, la Première Guerre sera pour la France l’occasion de consolider la légende napoléonienne. « La France qui est quand même la vaincue de Waterloo va convoquer Napoléon. Et ce n’est pas une petite affaire car au début de la guerre, c’est le Kaiser qu’on compare à Napoléon empereur ! Mais très vite, cette démarche est abandonnée. C’est un autre Napoléon qui est convoqué : le petit caporal, le génie de la guerre proche de ses soldats », poursuit Philippe Raxhon. « De nombreuses iconographies représentent le fantôme de Napoléon qui vient conseiller les nouveaux généraux et féliciter les poilus : on le voit même sur l’épaule de Joffre... Son génie militaire doit inspirer les nouveaux stratèges du genre. Le Napoléon qu’on convoque est en fait celui du Mémorial de Sainte-Hélène. Et l’on boit les paroles du Mémorial ! On voit ainsi apparaître des timbres reprenant des citations de Napoléon qui parle de la liberté, qui parle du peuple et qui est le continuateur de la Révolution française : celui qui a été vaincu par les monarques et les tyrans d’Europe. »
(1) Centenaire sanglant. La bataille de Waterloo dans la première guerre mondiale, par Philippe Raxhon, Editions Luc Pire, 220 p., une centaine d’illustrations. Voir la page facebook du livre.