Virer de bord
Une telle rencontre thématique, du reste, ne pouvait passer à côté d’un Bataille ou d’un Klossowski, frères dans la dépense et adeptes d’une pornographie métaphysique, pudiquement recouverte par le discours froidement théorisant de leurs commentateurs traditionnels. « On a beaucoup écrit sur la philosophie de Klossowski, qui était d’ailleurs aussi théologien, et il me semblait que la partie érotique de son œuvre était considérée comme un support pour le reste. Mais, dans ce cas, pourquoi ce support sado-maso, parfois complètement délirant ? », interroge Jacques Dubois qui livre ici une lecture au corps à corps de « La révocation de l’Édit de Nantes ». Déjanté dans le fond et la forme, ce roman épistolaire met en scène la belle Roberte, parlementaire et secrétaire d’État, et Octave, son pétainiste de mari, qui orchestre à son intention tout un programme de violences sexuelles, lesquelles ne semblent d’ailleurs point déplaire à l’épouse. Couple improbable s’il en est, sans cesse menacé de « divorce idéologique », Roberte la progressiste et Octave le quasi-fasciste incarnent non seulement la possible discordance du politique et de l’érotique – fût-elle conjugale – mais aussi le renversement des rôles et des significations qu’autorise la mise en scène sexuelle. Et Jacques Dubois de poser l’hypothèse d’un roman, in fine, résolument féministe. « Là où Octave voulait son épouse se dédoublant dans la volupté pour atteindre à une spiritualité plus haute, Roberte plonge dans la jouissance et dans une certaine mesure se l’approprie. [...] Car c’est dans la pleine aliénation de son être que l’héroïne affirme son autonomie. C’est en subissant les perversions d’autrui qu’elle accède à une allègre liberté. C’est en jouant la libido qui l’habite en liaison avec la censure dont elle fait le métier qu’elle devient vraiment républicaine – dans tous les sens et littéralement », avance-t-il. Car c’est aussi la leçon, s’il en fallait une, qui émerge de ce « Sexe et pouvoir » : qu’il faut en passer par la scène de la fiction pour virer de bord politique ou sexuel – et parfois pour un instant seulement – sans quoi la conversion est toujours manquée ou un peu minable...
Autre style, autre époque mais même jeu d’inversion/conversion avec le « Limonov » d’Emmanuel Carrère auquel Laurent Demoulin consacre le chapitre final de cet ouvrage. Paru en 2011, ce « suspens éthique et politique » se structure autour d’un personnage historique dont on ne peut dire s’il est un « héros » ou un « salaud ». Certes, Limonov est attaché au « communisme à la Brejnev, égalitariste, patriote et occidental » mais il est aussi fasciné par « les stars du rock et la contre-culture made in USA ». S’il défend l’ordre comme valeur, lui-même est un « poète underground », « plus libertaire qu’égalitaire ». Pas véritablement néonazi, Limonov est loin d’être antifasciste : sa vision de la vie, signale Laurent Demoulin, est par ailleurs résolument néolibérale. « Il croit à une hiérarchie entre les êtres, divisés entre ceux qui réussissent et ceux qui échouent, et son but est d’en atteindre le sommet. Ainsi, il pense qu’en matière d’art, "le marché a raison" de reléguer l’un de ses amis peintres au rang d’"artiste de troisième ordre"», écrit Carrère. Mais au-delà de ses contradictions politiques, Limonov est surtout un homme incroyablement sexy. « Or le sexy est une valeur contemporaine de première importance, qui participe de la hiérarchisation des êtres [...] Le sexy, dans la balance, fait pencher Limonov du côté des héros », analyse Laurent Demoulin. Sexy lui-même, Limonov – l’un va-t-il sans l’autre ? – aime le sexy : celui d’une Amérique néolibérale dans laquelle il plonge avec avidité malgré son attachement viscéral à l’URSS.
Sexuellement, le héros de Carrère se révèle d’ailleurs aussi double que politiquement : « foncièrement... monogame » quand il aime, il est tout autant un parfait don Juan, prompt à donner des notes aux femmes, à multiplier les expériences : « sa vie amoureuse est riche, douloureuse et variée, essentiellement hétérosexuelle, mais sans exclusive », résume Laurent Demoulin. Rappelant que « le capitalisme, parce qu’il est le premier système d’organisation humaine à ne contenir aucune espèce de morale, laisse une place prépondérante au désir », le critique suggère que ce roman aux limites de l’enquête et de l’autobiographie renfermerait la thèse suivante : « le capitalisme à l’américaine a vaincu le communisme russe en vertu d’une évaluation sexuelle de la politique ». Et de suggérer, en prolongement au propos de Carrère, que le sexy, depuis mai 1968, serait passé de la gauche à la droite, où l’on épouse des mannequins et dîne au Fouquet’s. Reste que le sexy, s’il a beau se constituer comme un instrument de distinction et de domination, n’est définitivement pas le sexe. Au sein du pouvoir, l’érotique continue de fluctuer de bord en bord comme un anticorps, ou, à sa marge, comme un antidote. Au sein du roman – c’est aussi ce qui ressort de cet ouvrage aussi varié dans le choix des œuvres que dans les approches –, la libido est tantôt le motif, tantôt l’alibi, tantôt la puissance autodestructrice du genre, qui le propulse vers d’autres contrées d’écriture.