Le corps du roman
C’est d’ailleurs l’auteur de « La Recherche » qui ouvre le bal du sexe et de la politique, dans un premier chapitre signé Karen Haddad, professeur de littérature comparée à l’Université de Paris Nanterre. Elle y propose une analyse du statut de l’affaire Dreyfus dans l’œuvre proustienne, explorant le vacillement des personnages vis-à-vis du colonel au gré de leurs engagements amoureux. C’est tantôt Robert de Saint-Loup qui, ayant rompu avec sa maîtresse juive, regrette d’avoir plus tôt pris son parti. Tantôt, le Prince et la Princesse de Guermantes qui se convertissent au dreyfusisme à l’insu l’un de l’autre, secret qui, pour la Princesse, en double un autre : celui de sa passion pour Charlus, dont elle n’ignore pas l’homosexualité. Dreyfusisme, judéité et « inversion » semblent ainsi avoir constamment partie liée. Chez Proust, « le politique ne répondrait-il donc qu’à des préoccupations intimes, privées ? », interroge Karen Haddad qui pointe aussi, dans cette « affaire », la place tout à fait particulière du narrateur, « seul dreyfusard à n’être ni juif ni homosexuel » et peut-être donc « seul à connaître un engagement vraiment politique ».
La réflexion se poursuit avec Desnos, Aragon, Bataille, Drieu La Rochelle, Genet, Beauvoir, Klossowski, Duras, Chessex, Houellebecq, Simon, Ernaux et, enfin, Carrère. Dans cette traversée c’est aussi une certaine évolution historique qui, malgré les revirements et les singularités, se donne à voir. Histoire d’écoles d’abord – surréalisme, existentialisme, Nouveau Roman – et, parallèlement, histoire des corps. « Sans doute n’est-ce pas d’aujourd’hui que l’apparence physique des personnages est décrite par les romanciers. Mais dire le corps dans toute sa présence et toute sa fonctionnalité est l’une des conquêtes progressives du roman moderne – Sade ayant plus qu’ouvert la voie en ce sens. Or, si c’est un corps sexué et sexuel qui est ainsi en cause, c’est aussi un corps social et politique », développe Jacques Dubois. La libido dominandi ne cesse ainsi de gagner en physicalité, jusqu’à l’auto-érotisme exclusif et passablement déprimé du narrateur houellebecquien : « Se branler, oui ; faire l’amour, jamais », commentent Jean-Pierre Bertrand et Jacques Dubois à son propos, dans le chapitre qu’ils signent ensemble sur « Extension du domaine de la lutte », résumé comme « l’histoire de quelqu’un qui renonce à aimer ».
Avec Houellebecq, que Jacques Dubois se souvient avoir découvert dans la stupéfaction qu’impose la nouveauté, c’est aussi la métaphore entre libéralisme économique et libéralisme sexuel, tous deux à l’origine de phénomènes de « paupérisation absolue », qui achève le rapprochement « plat » – débarrassé de sous-entendus – de ces thématiques. Métaphore qui, entre parenthèses, travaille à déclasser politiquement le discours de Houellebecq, la gauche ayant traditionnellement tendance à condamner le libéralisme économique et à défendre un certain libéralisme des mœurs, à l’inverse exact de la droite. Tous les moyens sont bons, du reste, pour faire vaciller le monopole exercé par certains systèmes de pensée sur le sexe et le pouvoir : Jacques Dubois et Jean-Pierre Bertrand rappellent que c’est bien une femme « en analyse » qui quitte le narrateur d’ « Extension », sous l’influence de ce précepte lacanien : « Plus vous serez ignoble, mieux ça ira ». Occasion d’ironiser sur l’inutilité du divan, juste bon à engendrer – ce n’est déjà pas mal – quelques « salopes ».
Valeurs retorses
Mais pour en arriver à la surface des choses sexuelles comme politiques, il faudra en passer par bien d’autres profondeurs, comme celles d’Aragon et de son « Con d’Irène », auquel Jean-Pierre Bertrand consacre un chapitre intitulé « La société comme bordel ». Véritable « noyau narratif » au sein de l’hétéroclite ensemble de « La Défense de l’infini », ce texte paru en 1928 « se signale par une mise en excès de l’érotique surréaliste, comme s’il en était le refoulé ». Par ce statut, il n’est pas sans se rapprocher de « La Liberté ou l’Amour ! » d’un Robert Desnos, roman auquel Pascal Durand consacre également un chapitre dans « Sexe et pouvoir ». Par son parfum de scandale et sa publication « sous le manteau », c’est aussi l’ « Histoire de l’œil » de Bataille, sorti la même année, qu’il évoque. De ce « Con d’Irène » littéralement « sauvé des flammes » lors de l’autodafé qu’Aragon fit subir en 1927 à ses manuscrits, Jean-Pierre Bertrand fait émerger la bipolarité à travers deux scènes fameuses. D’un côté, celle du bordel, qui constitue pour le narrateur une expérience déceptive, débouchant sur une « critique en règle, sociale et politique » : « Quelle sacrée tristesse dans toutes ces réalisations de l’érotisme » déplore-t-il, après avoir aperçu quelques ébats par le trou de la serrure. De l’autre, la chambre d’Irène et son « con », dont la vision envahissante fait cette fois basculer le sexe dans le sublime – et, de même, l’écriture : « À l’abjection qui commandait l’écriture de cette critique sociale se substitue un hymne aux accents lautréamontiens qui fait l’éloge de l’infini », commente Jean-Pierre Bertrand à propos de ce passage. Car si le bordel est abject dans ce qu’il est « vérité d’une réalité sociale », la même menace pèse, aux yeux du surréalisme, sur la structure romanesque. « C’est une manie bourgeoise de tout arranger en histoire », glisse ainsi le narrateur à la fin du récit. Exposé dissolu des ambivalences d’Aragon vis-à-vis du mouvement surréaliste, dont il ne tardera pas à se détacher, « Le Con d’Irène » se donne ainsi à lire comme « un pastiche de roman de formation, qui met en scène un écrivain-narrateur en proie à des désirs d’écriture autant qu’à ses désirs tout court et qui surtout entend dépasser les tiraillements de ses options esthétiques », conclut Jean-Pierre Bertrand.
Que l’intersection entre sexe et pouvoir constitue un espace privilégié pour remettre en cause les valeurs de l’individu comme celles du groupe, c’est aussi ce qu’illustre à merveille un Jean Genet. Après avoir rappelé l’articulation évidente des libidos au sein de ses écrits – « l’érotique homosexuelle de l’auteur, fortement teintée de sado-masochisme, apparaît en effet comme une figuration limpide des rapports de force primaires sur lesquels se construit selon lui l’ordre social » – et l’inscription de son travail de subversion dans une logique de perversion, sexuelle bien sûr, mais aussi morale et politique – « l’œuvre de Genet se donnant littéralement pour celle d’un tordu » –, Benoît Denis interroge plus frontalement le rapport de l’auteur à la période de l’Occupation dans « Pompes funèbres », paru en 1948. Considéré comme le plus politique de ses textes, ce récit relève aussi du travail de deuil : Genet vient de perdre Jean Decarnin, résistant communiste avec qui il entretenait, a minima, une amitié amoureuse. Le « pupille de la nation », devenu mauvais garçon et qui aime à se définir comme un « traître » et un « lâche », doit donc trouver un moyen de résoudre cette contradiction qu’il y a pour lui à pleurer un patriote : « Genet le sait et s’en défend, manifestant dès l’entame du récit, qui s’ouvre sur l’enterrement de "Jean D.", sa répugnance à confondre sa peine avec celle des "bons" Français ». Et c’est en prenant au pied de la lettre la métaphore de « la France enculée par l’Allemagne » qu’il va résoudre ce paradoxe : voici donc le narrateur autofictionnel sodomisant Jean D. avant de tracer, au sang de ses fesses, « sur sa joue droite une faucille avec un marteau rudimentaire, et sur sa joue gauche une croix gammée. » « Si jean D., placé en position passive, incarne la France humiliée, alors le narrateur qui occupe la position active, se donne le rôle de l’ennemi ; pourtant, ce narrateur qui humilie Jean D. en le blessant au plus intime de ses convictions idéologiques, adore aussi le jeune homme, suggérant par là que la haine de la France professée par l’auteur n’est qu’une forme d’amour contrariée », analyse Benoît Denis, qui met au jour la « torsion » radicale des valeurs opérée par Genet grâce à la collusion entre champs sexuel et politique.