Le point commun entre Houellebecq et Proust ? Genet et Carrère ? Klossowski et Ernaux ? Ces grandes figures de la littérature française du XXe siècle se distinguent par leur travail d’imbrication et de mise en tension de l’érotique et du politique, « éminents registres de l’activité humaine ». Sous la direction de Jacques Dubois, Sexe et pouvoir dans la prose française contemporaine (Presses Universitaires de Liège, « Situations », 2015) explore la danse de ce couple fissionnel, qui n’eut de cesse de déplacer les limites du roman.
De ce livre, Jacques Dubois, professeur émérite de l’Université de Liège, spécialiste du roman français moderne et de la sociologie de la littérature, avait l’idée depuis longtemps. À ce proustien avoué, l’enjeu littéraire des liens entre sexe et pouvoir fut soufflé par un autre maître du genre : Stendhal, qui estimait que « la politique au milieu des intérêts d’imagination, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert ». Au mieux, une faute de goût ; au pire donc, un attentat. Simple déclaration de principes, du reste, pour ce romancier qui ne cessa de mêler avec toute la subtilité requise Éros et Polis. « Si cependant, et à suivre Stendhal, elles ne se marient pas aisément sur la scène du roman, c’est avant tout que la première est essentiellement affaire privée quand la seconde est de nature publique », explique Jacques Dubois dans son introduction de « Sexe et pouvoir dans la prose française contemporaine ». Et de souligner que si l’épopée ou la tragédie n’eurent aucun mal à mêler l’une et l’autre thématiques jusqu’à en faire leur fonds de commerce – au sens le plus amoureux du terme –, l’ADN du roman moderne, élaboré autour de l’individu, le destinait mal à la chose publique. Plus fondamentalement encore, Roland Barthes ne faisait-il pas dire au discoureur de ses fragments « je ne socialise pas », suggérant l’impossible convergence de la passion intime et d’un quelconque militantisme, de même que la séparation non moins spectaculaire chez l’amoureux entre la volonté de pouvoir – qu’il ignore – et la volonté de puissance – qui le résume ?
Engagement sexuel et politique amoureuse
Mais puisque le sexe est plus et moins que la passion, de même que la politique excède sans la résumer la volonté de domination, de multiples croisements ne cessent de s’opérer entre ces deux forces au cœur du dispositif romanesque, seul capable de les tordre jusqu’à les dénaturer ou les confondre et en livrer ainsi une certaine vérité. Leur coalescence, rappelle par ailleurs Jacques Dubois, ne peut raisonnablement se penser sans en référer aux deux systèmes de pensées majeurs du XXe siècle : d’une part la psychanalyse, tout entière fondée sur l’hypothèse d’une « vaste libido enveloppante et mobilisatrice » ; d’autre part le marxisme ou, plus précisément, « une lignée, qui va de Marx à Foucault et à Bourdieu » et pour qui la domination est inséparable du désir, qui tout à la fois la fonde et se constitue comme objet de sa répression. Une autre manière de penser l’articulation de ces thèmes dans le roman contemporain serait d’en considérer les « pôles opposables » : ici la passion sentimentale – dans la pure tradition du roman français – versus un amour physique réputé sans issue ; là, un contre-pouvoir venu « d’en bas » face à la politique des élites. De là, on comprendra que les hybridations sont infinies : « Ce sont donc amour, sexe, pouvoir et rébellion qui, tous quatre réunis, peuvent apparaître comme les grandes configurations mythiques dans lesquelles vient se résorber l’imaginaire d’une époque. À partir de quoi, il est permis d’entrevoir quatre combinaisons qui sont comme autant de figures narratives de base », suggère Jacques Dubois, admettant qu’il est des récits qui se distinguent aussi bien par leur évitement de ces figures et de citer en exemple « Robinson Crusoé », « roman d’une solitude radicale ».
Pour explorer avec lui ce thème, Jacques Dubois a sollicité divers spécialistes de la littérature, parmi lesquels de nombreuses plumes de l’ULg. On retrouve ainsi dans cet ouvrage les signatures de Danielle Bajomée, Jean-Pierre Bertrand, Laurent Demoulin, Benoît Denis, Pascal Durand ou encore Jeannine Paque. À l’ensemble des contributeurs, Jacques Dubois a préalablement soumis une liste d’œuvres qui lui paraissaient explorer le croisement de l’érotique et du politique avec le plus d’audace ou d’acuité. Chacun y a fait son choix en fonction de ses affinités, laissant sur le carreau – c’est la règle du genre – quelques auteurs attendus au tournant, tel un Céline dont l’antisémitisme largement débattu plombe peut-être l’élan critique. « J’ai quelques regrets, comme de ne pas voir figurer Virginie Despentes, par exemple, ou Caroline Lamarche », reconnaît Jacques Dubois. La rencontre du sexe et du pouvoir, il est vrai, tire naturellement à elle des questions chères à ces auteures autour du genre et des féminismes – angles d’attaque somme toute peu représentés dans cet ouvrage. À moins que ce ne soit la littérature elle-même qui ne s’en soit encore qu’à demi emparée, le maître des identités sexuelles à géométrie variable restant peut-être Marcel Proust.