Trois processus d’absorption
L’un des mécanismes de cette plongée du dioxyde de carbone est lié au premier processus d’expulsion du gaz par la banquise. L’eau de mer, à l’état de glace, se rapproche chimiquement de l’eau douce. Cela signifie qu’en se formant lors des mois plus froids, la glace expulse toute une série d’impuretés, dont les gaz dissous qu’elle contient. Parmi eux, le CO2, qui finit sa course dans l’océan Austral. Parallèlement, la glace, en se formant, expulse un autre élément : le sel. A cet endroit, l’eau de mer est donc très froide, proche de son point de fusion, et contient beaucoup sel. Deux facteurs qui la rendent très dense. Plus dense que les couches d’eaux inférieures, plus chaudes et moins salines, elle va plonger et former les courants marins profonds, principaux moteurs de la circulation thermohaline. En plongeant, cette eau va entraîner le CO2 qu’elle contient.
Une deuxième contribution à l’absorption du CO2 atmosphérique est apportée par la production primaire dès le début du printemps. La production primaire, c’est la croissance de toutes les microalgues. Et elles sont nombreuses. « Par exemple, illustre l’océanographe, quand un brise-glace pénètre dans la banquise, des blocs de glaces se retournent et dévoilent une couche qui n’est pas blanche, mais brune. Ce sont des immenses communautés de microalgues dont se nourrissent le krill, qui est lui-même le mets privilégié de très gros mammifères comme les baleines ». Ce qui donne une idée de la quantité de microalgues nécessaires pour assurer la survie de cet écosystème. Cette production primaire, lors de sa formation, consomme également du dioxyde de carbone.
Les phases de formation et de dissolution du carbonate de calcium, un sel composant principal du calcaire, constituent le dernier processus d’absorption de CO2. « En hiver, le carbonate de calcium précipite dans la glace, sous forme de cristaux. Cette précipitation produit du CO2 qui est expulsé dans l'océan en dessous. Mais dans une solution faiblement saline, il se dissout. Ce qui arrive en été, avec la fonte des cristaux de glace. Et cette dissolution consomme le CO2 présent dans la glace. Elle contribue à l’appauvrissement de la glace en dioxyde de carbone, qui va dès lors en récupérer dans l’atmosphère. »
![Chambre CO2. Chambre CO2]()
La fonte des glaces ne diminuerait pas forcément l’absorption de CO2
De telles recherches ont permis de reconsidérer le rôle de la glace dans les cycles de formation et d’absorption du CO2, là où il était considéré comme nul il y a quelques années à peine. La glace de mer intègre aujourd’hui une longue liste de facteurs et de phénomènes qui permettent de comprendre le fonctionnement climatique de notre planète sous l’influence de l’activité humaine. «Il est évident que ces études ont des répercussions pour l’avenir, tant d’un point de vue environnemental que scientifique, concède Bruno Delille. Mais projeter des pronostics pour le futur, c’est plus délicat, et nous ne le faisons pas à l’heure actuelle. »
Il n’est par exemple pas établi que la fonte des glaces diminuera l’absorption de CO2 aux deux pôles, un effet qui accentuerait les problèmes liés aux gaz à effet de serre. « Premièrement, la fonte des glaces n’est valide qu’en Arctique. En Antarctique, la banquise ne diminue pas. Au contraire, elle aurait plutôt tendance à s’étendre. Donc nous pouvons écarter la problématique de l’Antarctique pour le moment. En ce qui concerne l’Arctique, si la glace absorbe du CO2, sa décroissance va effectivement diminuer ce flux. Mais d’autres phénomènes iront de pair avec cette décroissance. Par exemple, beaucoup de modélisateurs estiment que la production primaire va augmenter avec la fonte des glaces. Si c’est le cas, elle pourrait compenser la perte d’absorption de CO2 par la formation de glace. On s’est déjà aperçu qu’il y avait une plus grande quantité de dioxyde de carbone dans la banquise en Arctique qu’en Antarctique. Et notre principale hypothèse est justement qu’il y a là-bas davantage de matières organiques. » L’océan Arctique, à l’inverse de son homologue du sud, est en effet un océan fermé, cloisonné par des continents desquels s’écoulent des rivières. Ces rivières charrient de la matière organique qui y reste coincée, là où l’Antarctique est très éloignée des autres continents et en milieu plus ouvert, donc plus pauvre.
Quoi qu’il en soit, ces recherches conduisent à repenser les modèles mesurant l’influence qu’aura la disparition de la glace de mer sur les gaz à effet de serre. Mais tout cela prend du temps. Après tout, les premières publications relatant ces résultats ne datent que de 2007. Aujourd’hui, la communauté scientifique semble se mobiliser autour de ces découvertes, mais tout nouveau paradigme a besoin de se ménager avant de prendre son envol. En attendant, Bruno Delille et ses collègues continuent d’étudier les océans polaires, en se penchant plus longuement sur d’autres problématiques, comme le cycle du fer ou les autres gaz à effet de serre également présents dans la glace.