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La « radicalité ouvrière », au-delà de la dépolitisation
25/11/2014

Que faire alors de cette « communauté fantôme », que faire de ces « suicides en série » ? Partant du travail d’enquête réalisé par le philosophe et sociologue Kracauer dans l’Allemagne des années 1920 (Les Employés), déjà marquée par les suicides des employés, Grégory Cormann propose deux pistes de réponse. La première est celle d’une histoire sociale qui montre comment les stratégies de distinction sociale finissent par se retourner contre ceux qui y ont trouvé, pour un temps, une manière toute symbolique de valorisation : la souffrance des employés est invisible parce que c’est une catégorie sociale qui est aveugle à l’égard de ces conditions réelles d’existence, en somme parce que c’est une catégorie sociale invisible à elle-même. La seconde piste concerne la position de l’enquêteur, sociologue ou philosophe. G. Cormann rappelle à cet égard que le travailleur intellectuel a aussi des points aveugles ; il a lui aussi des stratégies de distinction sociale à l’égard d’autres catégories ou sous-catégories socio-professionnelles. Ne peut-on alors faire l’hypothèse que le chercheur en sciences sociales qui se tient à distance des suicides en série des employés refuse d’endosser une image-limite de lui-même ? On se trouve ici à un point de l’enquête sociologique qui suppose que l’enquêteur fasse l’autopsie de lui-même : qu’il parle en première personne et qu’il accepte, jusqu’au bout, de « se regarder par ses propres yeux ».

Radicalité politique

À l’image de l’analyse proposée par Grégory Cormann, l’ensemble du dossier « La radicalité ouvrière en Europe » va résolument à rebours de la plupart des traitements (médiatiques, historiques, syndicaux e.a.) qui ne mettent que trop rarement en évidence la dimension politique des actes violents posés par des ouvriers.

Strike

Les médias plus particulièrement n'ont du reste pas l'habitude de mettre à leur agenda le quotidien des luttes ouvrières pour l'emploi, se limitant en général à y faire mention quand l'une ou l'autre de ces actions devient plus violente, sinon illégale. Et il n'est pas rare qu'alors resurgissent dans le discours médiatique des clichés d'un autre âge, véhiculés à l'aide de mots tels que « irrationalité » et « déchaînement » ou empruntés à un registre animalier (« grogne sociale », « meute d'ouvriers »). Dans ces cas de figure, on est décidément toujours proche de l'image des « classes dangereuses » stigmatisées par les bourgeois du XIXe siècle, que la peur du rouge tenaillait...

Gramsci, en son temps, avait perçu les tenants et aboutissants d'une telle dérive sémantique : « au lieu d'étudier les origines d'un événement collectif, et les raisons de sa diffusion, de son existence collective, on isole le protagoniste et on se limite à en faire une biographie pathologique, en se préoccupant bien trop souvent de motivations incertaines ou interprétables d'une tout autre manière : pour une élite sociale, les caractéristiques des groupes subalternes ont toujours quelque chose de barbare ou de pathologique. » C'est à dessein, bien sûr, que Geoffrey Geuens et Jeremy Hamers citent ces lignes du penseur marxiste. Et ce n'est pas leur faire injure que de constater que leur démarche se met dans le sillage de sa pensée. Puisque décidément, n'en déplaise à l'air du temps, il y a bel et bien du politique dans quantité d'actions dites « radicales » du monde ouvrier d'aujourd'hui.

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