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La « radicalité ouvrière », au-delà de la dépolitisation
25/11/2014

Le deuxième niveau retenu se concentre sur l'examen d’une séquence historique montrant qu'en période de tension sociale et politique intense, le recours à la qualification radicale est déterminé par un enjeu stratégique de taille. La chose s'avère patente sous la plume de Martin Jander (Hamburger Institut für Sozialforschung) qui revient sur les années de plomb allemandes dans un texte intitulé « Communiste, social révolutionnaire, antisémite ? D'un usage détourné de la radicalité ouvrière par les mouvements terroristes d'extrême gauche allemands ». Elle l'est aussi chez Andrea Cavazzini (Groupe de Recherches Matérialistes) qui, dans « Luttes ouvrières et années de plomb en Italie : de la centralité ouvrière à l'occultation du conflit », entend faire ressortir le processus de diabolisation de la lutte sociale de l'époque.

Dans « Italy and Greece, before an after the crisis : between mobilization and resistance against precarity », Alice Mattoni et Markos Vogiatzoglou (European University Institute) s'attellent, quant à eux, à déconstruire l’évidence d’une radicalisation de la lutte ouvrière comme conséquence des mesures d'austérité prises par les gouvernements européens. Il faut nuancer fortement, estiment-ils. Non seulement parce que la précarisation de l'emploi et la dégradation des conditions de travail étaient déjà bien présentes avant la crise survenue en 2008. Mais surtout parce que l’analyse des modes de lutte de ces dernières années montre que les actions menées par les ouvriers d'Italie et de Grèce ont un objectif inédit et irréductible à une réaction épidermique dont la seule origine serait une dégradation de la stabilité matérielle : elles proposent de nouvelles formes d'existence professionnelle.

La violence contre soi : suicide et invisibilité sociale

À ce troisième temps de la critique des formes et des usages de la radicalité ouvrière en Europe succède un ultime quatrième. Grégory Cormann (Chef de travaux au département de philosophie de l’Université de Liège), dans son article intitulé « La radicalité politique au bout du travail : du suicide des ouvriers aux suicides en série des employés », part d’un cas de  « radicalisation » tout à fait particulier : le suicide récent d'un ouvrier belge d'Arcelor Mittal, Alain Vigneron, que Grégory Cormann soumet à une lecture politique à rebours des traitements pathologisants et infra-politiques.

L'acte est fatal, certes, et entraîne sur le coup la disparition d'un des pôles du rapport de force en cours. Mais, ce suicide ne nie pas pour autant un champ de tension politique dans lequel il advient, ni ne se retire du registre de la lutte. Il continue à les « travailler au corps » en quelque sorte. Car en retournant l’acte violent contre son propre corps, l’ouvrier tente encore d’agir sur la situation contre laquelle il veut protester. Le suicide du brigadier Alain Vigneron s’inscrit explicitement dans une histoire de lutte. La lettre qu’il a laissée ainsi que les panneaux retraçant les combats qu'il avait menés avec ses camarades d'usine, qui seront installés dans l’église durant la cérémonie d'enterrement, situent en effet son geste dans une histoire faite de combats, de déceptions et d’espoirs. Il s’inscrit aussi à la suite d’autres suicides qu’il veut tirer de l’oubli et de l’indifférence. L’acte de violence contre soi ne peut donc être isolé. Au lieu de signifier l’abandon de la lutte, il en défend l’indispensable mémoire. Du même coup, le suicide ne peut plus non plus être ramené à une triste « affaire privée », comme on est tenté de le penser, même du côté des syndicats.

Sur cette base, Grégory Cormann interroge, dans la seconde partie de son article, le traitement médiatique et politique des vagues de suicides qu’on a pu observer récemment en France dans les industries de l’automobile et des télécommunications. Dans ce cas, les paradoxes s’accusent : d’une part, des hommes meurent au cœur même de la société moderne, dans les lieux qui incarnent par excellence la transparence des rapports sociaux par la possibilité a priori universelle de circuler et de communiquer ; d’autre part, ces hommes qui meurent dans l’ombre de la modernité s’avèrent apparemment incapables de « produire un autre récit » de leurs vies. Coupés des formes d’appartenances sociales et militantes de base, s’étant eux-mêmes identifiés aux nouvelles conditions du travail, ils ne laissent pas ou peu de témoignages de leur désarroi. Ils constituent seulement un « corps fantôme », constitué post mortem par la statistique, le corps fantôme des suicidés de France Télécom ou de Renault.

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