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La « radicalité ouvrière », au-delà de la dépolitisation
11/25/14

Partant du constat que nombre d’actions violentes réalisées par des ouvriers en situation de conflit social font aujourd’hui l’objet d’un traitement dépolitisant, l’ouvrage La radicalité ouvrière en Europe. Acteurs, pratiques, discours (Quaderni, n°84) (1) pose les bases d'une réflexion critique, autant sur les usages de la notion de « radicalité » par les médias, les États et les syndicats, que sur les liens entre « radicalisation » des registres d'action et luttes sociales. En identifiant de la sorte ce qu’il y a de politique lorsqu’un groupe de travailleurs ou un ouvrier isolé use de la violence, parfois contre soi-même, ce dossier questionne les déterminants politiques, idéologiques et socio-culturels des frontières entre ce qui, dans une société donnée, relève de l'ordre de l'acceptable ou de l'inacceptable.

COVER quaderni 84Elles paraissent déjà bien loin les fastes années des Trente Glorieuses où le plein emploi allait de soi et où la concertation sociale, en dépit d'accrocs limités, était amplement de mise au sein des entreprises. Depuis, ce qu'il est convenu d'appeler la « crise » est passée par là, créant chez les travailleurs de la plupart des pays européens une précarisation croissante. Cette détérioration de la condition ouvrière, dont les délocalisations et les licenciements collectifs ne sont que la partie la plus visible, entraîne parfois les salariés vers une radicalisation de leurs modes d'action protestataire. Les médias ne manquent pas de répercuter ces manifestations au premier rang desquelles se détachent la destruction d'outils de production ou de communication, voire la séquestration momentanée de dirigeants. C’est le constat posé par Geoffrey Geuens, Chargé de cours au département des Arts et sciences de la communication de l’Université de Liège et vice-président du Laboratoire d'étude sur les médias et la médiation (Lemme) et Jeremy Hamers, Premier assistant à ce même département, au début de l'avant-propos qu'ils signent dans le numéro de la revue Quaderni. Comme l'indique le titre de cette amorce du dossier – « La radicalité ouvrière en Europe : polysémie des termes et disqualification politique » –, les  deux chercheurs de l'ULg ne se limitent pas à cet état de fait. Au contraire, ils entreprennent un décryptage des principaux mots généralement utilisés dans la presse et par les mandataires publics pour désigner les luttes en cours. À leurs yeux, on est bel et bien en présence d'une « stigmatisation », fruit d'une inflation rhétorique occultant la réalité de terrain.

Discours stigmatisants

Telle est la thèse avancée ici, exprimée sans ambages dans le passage suivant : « Là où on aurait pu s'attendre à ce que la singularité et l'exemplarité de ces expressions de la radicalité ouvrière amènent les acteurs et observateurs du monde social à s'interroger sur les clichés charriés par le sens commun, c'est à la réapparition d'antiques stéréotypes à laquelle on assiste aujourd'hui. » D'où la nécessité de mener une critique méthodique des notions de « radicalisation » et « radicalité », vocables qui ne sont souvent rien d'autre que des « constructions sociales », relatives et polysémiques selon Geoffrey Geuens et Jeremy Hamers. Pour les deux chercheurs, cette déconstruction doit s’adosser à une contextualisation, non seulement des discours, mais aussi des actes et de leur portée politique. Ce travail se déploie ici en quatre niveaux qui croisent plusieurs disciplines telles que l’historiographie, les études littéraires, les sciences sociales, les sciences de la communication et la philosophie. Le premier niveau concerne l’amont de l'un ou l'autre débordement spectaculaire dans un lieu de travail : les choses ne se produisent pas ex nihilo, mais sont l'aboutissement d'un rapport de force antérieur souvent éludé dans les discours médiatiques. Bennett Carpenter (Duke University) et Frans Willem Korsten (Erasmus University Rotterdam/Leiden University) s'emploient à faire dépasser cette lacune dans leur contribution intitulée « Corporate personhood as inhuman : the paradigm of asbestos cases and Dracula » en retraçant quelques temps de l’histoire culturelle des notions de « personnalité physique » et « personnalité juridique » pour révéler que l’anthropomorphisation de l’instance employante a tendance à brouiller, dès l’apparition de sociétés commerciales modernes, l’inégalité structurelle entre patron et ouvrier.

(1) Quaderni : la Revue de la Communication (2014), 84 (« La radicalité ouvrière en Europe. Acteurs, pratiques, discours »), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme

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