Les évacuations spontanées se sont ainsi multipliées, en l’absence de tout encadrement par les autorités. Mais ces « évacués volontaires » (jishu hinansha) ont très rapidement été stigmatisés, à la fois par leurs communautés, par les autorités, et par le reste du Japon. Leurs communautés d’origine leur reprochent virulemment de les avoir ‘abandonnées’, tandis que leur décision d’évacuer est considérée comme difficilement justifiable par les autorités et le reste de la population. La plupart de ces évacués sont des femmes, qui ont parfois quitté leur mari pour mettre en sécurité leurs enfants, tandis que celui-ci refusait d’évacuer, par peur de la stigmatisation sociale ou de perdre son emploi. Si leurs communautés d’origine se sentent abandonnées et trahies par les évacués volontaires, il en va de même de ces derniers, qui se désignent parfois eux-mêmes sous le terme de kimin, peuple abandonné, « en référence à la population civile abandonnée à son sort par le gouvernement japonais et son armée en Manchourie vers la fin de la deuxième guerre mondiale » (Augendre et Sugita 2014 :19).
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La décision d’évacuer spontanément, a fortiori si l’évacué est un homme, est perçue comme profondément anti-patriotique, un abandon du territoire. Ces évacués doivent faire face à de nombreuses discriminations et brimades : des recherches de terrain menées dans le cadre du projet de recherche DEVAST (2011-2012), mais aussi DILEM (2013-2014), ont montré la profonde stigmatisation dont ces évacués volontaires étaient victimes. Ceux qui sont partis et ceux qui sont restés sont aujourd’hui les prisonniers de deux camps qui ne se parlent plus.
Les zones contaminées sont donc largement désertées, et ne restent guère habitées aujourd’hui que par des populations moins favorisées, souvent plus âgées et incapables de retrouver du travail ailleurs dans le pays. Pour ces populations aussi, la zone est devenue une sorte de camp, dont la frontière est délimitée par les seuils de radiation acceptables. Elles sont volontiers considérées comme maudites, et exemplaires à la fois pour ne pas avoir évacué. Le gouvernement japonais a entrepris des travaux de décontamination de la zone, dont les coûts sont exorbitants et l’efficacité sujette à question. Le projet du gouvernement est clair, et de nature quasi militaire : il s’agit de procéder à marche forcée au retour des populations, de reconquérir le territoire qui a été perdu.
Dans l’ensemble, c’est toute la préfecture de Fukushima, dont le nom reste aujourd’hui associé à l’accident nucléaire, qui est stigmatisée. La zone contaminée est devenue un gigantesque hors-lieu, où les rares habitants qui sont restés vivent désormais une demi-vie, pour reprendre une expression de Mickaël Ferrier (2011). Les projets de décontamination et de reconstruction s’apparentent à une entreprise de reconquête de ce hors-lieu abandonné à la radioactivité et à la stigmatisation, dont l’avenir est pour le moins incertain.
Conclusion
A côté des camps de déplacés à proprement parler, en maison préfabriquées, la catastrophe de Fukushima a aussi induit le découpage de la région en différentes zones. Ce zonage fluctuant, délimité arbitrairement par les autorités en fonction de l’évolution des taux de radioactivité, a provoqué de profondes fractures sociales, définissant aussi des structures différenciées de confinement, d’évacuation, d’indemnisation, et finalement d’identification et de représentations des déplacés. Ce zonage technique et administratif a également conduit à un zonage social, à une stratification des déplacés, selon l’expression d’Augendre et Sugita (2014).
Les camps de Fukushima, en réalité, s’étendent bien au-delà des villages de maisons préfabriquées : les différents niveaux de radiation marquent les frontières d’autant de camps, aux frontières fluctuantes, mais caractérisés par leur permanence. Il reste aujourd’hui assez peu probable que les procédures de décontamination permettent dans un proche avenir de faire tomber les barrières de ces camps. Au contraire, la durée de vie exceptionnellement longue des particules radioactives implique que ce zonage soit amené à rester relativement permanent. Les camps sont donc à la fois délimités par des frontières invisibles, mais qui ont induit une profonde stratification sociale de leurs résidents. Il y a d’abord ceux qui sont restés, et qui habitent aujourd’hui une zone désertée et confinée. Il y a ensuite ceux qui ont été évacués par les autorités, confinés dans l’attente sans fin d’un hypothétique retour. Et il y a enfin ceux qui ont décidé d’évacuer spontanément, confinés dans la marginalisation et l’opprobre. Chacun vit désormais une vie confinée, dans l’attente d’une hypothétique décontamination. Une vie dont les contours sont tracés par les mesures des taux de radioactivité. Une vie préfabriquée.
Références
Agier, M. 2008. « Quel temps aujourd’hui en ces lieux incertains ? », L’Homme 1 (185-186) : 105-120.
Augendre, M. et Sugita, K. 2014. DILEM : Déplacés et Indécis laissés à eux-mêmes après l’accident nucléaire. Rapport d’étape 2013. Lyon : NEEDS/CNRS.
Disaster Evacuation and Risk Perceptions in Democracies (DEVAST), projet de recherche. http://www.devast.org, consulté le 4 février 2014.
Ferrier, M. 2011. Fukushiam, récit d’un désastre. Paris : Gallimard.
Hasegawa, R. 2013. Disaster Evacuation from Japan’s 2011 Tsunami Disaster and the Fukushima Nuclear Accident. Paris : IDDRI.
IDMC. 2013. Global Estimates 2012. People displaced by natural hazard-induced disasters. Geneva: IDMC.