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Après Fukushima, la vie préfabriquée
16/10/2014

COVER Un monde de camps

 

 

 

Par François Gemenne

une contribution à l'ouvrage "Un monde de camps"

Dir Michel Agier aux Ed. La Découverte - octobre 2014

 

La notion même de camp renvoie souvent à celle de violence(s), parfois symbolique : ceux qui s’y trouvent (dans le camp) sont là parce qu’ils ont dû fuir des guerres, des persécutions, ou parce qu’on leur a refusé l’asile. Curieusement, l’étude des camps a souvent délaissé les campements de fortune érigés pour fournir un toit aux victimes des catastrophes naturelles. Comme si ces camps constituaient une catégorie à part, comme si leurs occupants n’étaient pas, eux aussi, des migrants forcés, brutalement contraints de quitter leur domicile, leurs terre natale ou d’adoption, leur vie d’avant.

Ces déplacés sont pourtant très nombreux : en 2012, ce plus de 30 millions de personnes qui ont été déplacées par des catastrophes naturelles, davantage que le nombre de déplacés internes, qui s’établit, pour la même année, à 28,8 millions. Sur les cinq dernières années (2008-2012), ce chiffre monte à 242 millions (IDMC 2013). Ces déplacements ne sont pas simplement des évacuations de quelques jours : beaucoup restent déplacés pendant des semaines, des mois, des années, une vie entière. Et beaucoup sont donc, logiquement, hébergés dans des camps.

Les camps ont toujours été associés aux catastrophes naturelles : déjà en 1755, les Lisboètes déplacés par le tremblement de terre qui avait détruit leur ville furent hébergés dans des camps, et mirent plusieurs mois avant de pouvoir regagner la ville.

De la même manière que les camps de réfugiés peuvent devenir des lieux, ou des hors-lieux (pour reprendre l’expression de Michel Agier, 2008), d’habitat permanent, les camps établis suite aux catastrophes naturelles peuvent aussi, dans certains cas, devenir le nouveau domicile des déplacés.

Renaissance villageUn cas emblématique de tels camps sont les parcs de caravanes, ou trailer parks, qui avaient fleuri à travers toute la Louisiane après l’ouragan Katrina. L’agence fédérale de gestion des catastrophes, la FEMA, avait réquisitionné des milliers de caravanes pour héberger les sinistrés. Ces trailer parks étaient peu à peu devenus un lieu d’habitat permanent pour tous ceux qui n’avaient pas les moyens d’aller ailleurs et ne pouvaient rentrer à La Nouvelle-Orléans, faute d’assurance, faute de ressources, parfois faute de mieux. Ces parcs, camps de réfugiés d’un nouveau genre, étaient gardés par l’armée, interdits au public, et confrontés à de nombreux problèmes de sécurité, de salubrité et de trafics en tous genres. En visite dans l’un d’entre eux en 2006, le Renaissance Village à Baker (Louisiane), j’avais été frappé que les résidents aient donné des noms de rues aux allées qui séparaient les caravanes, signe que c’était là leur nouvelle adresse.

Les trailer parks sont aussi l’occasion de souligner une spécificité de ces camps établis suite aux catastrophes : ils ne sont pas cantonnés aux pays de développement. Dans les pays en développement, ces camps sont le plus souvent constitués de tentes, et gérés par des organisations humanitaires ; dans les pays industrialisés, ils prennent des formes plus élaborées, plus sophistiquées, et sont souvent gérés par l’Etat. Dans ce cas, on rechignera souvent à utiliser le terme de camp, alors que c’est pourtant bien de cela qu’il s’agit. Comme on le verra par la suite, le gouvernement japonais n’emploie d’ailleurs pas le terme de camps pour désigner les maisons préfabriquées dans lesquelles sont hébergées les déplacés de Fukushima, préférant souvent le terme d’ « abris ».

Une des ambitions sous-jacentes de ce texte est de replacer les camps établis suite aux catastrophes dans la sociologie et l’anthropologie des camps de réfugiés et de déplacés : de montrer quels en sont les points communs et les spécificités, mais aussi, je l’espère, de mettre en évidence l’intérêt d’étudier ces camps pour mieux comprendre les logiques et ressorts du confinement à la suite d’un déplacement forcé. Ce camps abritent chaque année plusieurs millions de personnes, souvent pour des durées de plusieurs mois, voire de plusieurs années : parmi ceux-ci, j’ai choisi d’analyser les logiques de confinement qui ont suivi ce qui apparaît déjà comme l’une des catastrophes majeures du 21ème siècle, la catastrophe de Fukushima.

1ère partie : Contexte 

En mars 2013, deux ans après la catastrophe, plus de 313 000 personnes restaient déplacées (source : Agence pour la Reconstruction et Ministère de la Santé, du Travail et du Bien-Etre). Ces sinistrés se répartissent en deux grandes catégories : ceux qui ont été déplacés par le tsunami, et ceux qui ont été déplacés par la catastrophe nucléaire. Les deux évacuations se sont déroulées dans des conditions très différentes : alors que l’évacuation post-tsunami avait été relativement prévue et préparée, celle qui a suivi l’accident nucléaire s’est effectuée dans l’improvisation la plus totale, générant injustices, tensions et discriminations.

Ceux qui ont pu évacuer avant ou à la suite du tsunami ont le plus souvent été relogés dans des appartements payés par l’Etat, ou dans des camps de déplacés, souvent situés à l’intérieur même des villes alentours, et composés de maisons en matériaux préfabriqués de 30 m2 environ. Ceux-là peuvent aujourd’hui envisager leur retour dans leurs villages et villes d’origine, après consultation avec les autorités, même si leur maison a souvent été détruite.

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