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Les racines et l’essence d’une crise
03/10/2014

Il y a un point commun entre ces définitions. Elles traitent d’une même réorganisation des rapports entre marché et Etat. Cette réorganisation est dictée par une idéologie néolibérale qui s’oppose au keynésianisme prôné en Europe continentale jusqu’à la fin des années 1970. Alors qu’on la pense garante du bien commun, la régulation contraint l’Etat à se mettre au service du marché. Selon l’auteur, elle « garantit et renforce l’ordre concurrentiel » du libre marché, au détriment d’autres valeurs comme la justice sociale ou la solidarité. Une fois nettoyé de ses approximations sémantiques, il devient évident que l’ordre régulatoire vogue aux antipodes de l’ordre de l’Etat-providence. « On ne peut nier qu’il y a un creusement des inégalités, continue le juriste. Il ne s’agit pas de dire que ça infirme le système actuel, mais on peut s’en inquiéter et se demander ce qu’on peut mettre en place pour parer à ces difficultés. Je ne dis pas pour autant qu’il faut retourner à l’Etat-providence car, une fois encore, ce n’est pas à l’académique de faire des propositions politiques. C’est de toute façon impossible actuellement, car ce système s’accompagne d’une nationalisation impensable en crise des dettes souveraines. Et puis la globalisation permet aux entreprises de se délocaliser de plus en plus facilement, ce qui ne joue pas en faveur d’un système qui imposerait une plus grande pression fiscale. Nous ne pouvons donc qu’établir un constat sans pour autant retourner au passé. »

Un marché financier amnésique

L’ouvrage ne propose pas un système économique et un cadre juridique clé sur porte. Ce n’est pas la finalité de la sphère académique. Mais, balançant entre principes généraux et cas particuliers, il permet de dresser de belles lignes de conduite et de défricher une série de mécanismes sous-jacents à la crise. L’interdisciplinarité mise au service d’une objectivité recherchée aide à redonner sens à des termes éculés. Forts d’une signification renforcée, ces concepts tracent les tendances transversales de l’ouvrage. Il en ressort des constats connus ou soupçonnés par beaucoup, mais scientifiquement remis en contexte, parmi lesquels la perdition des Etats souverains, l’Europe suffocante et gagnée à la cause du néo-libéralisme anglo-saxon, l’évolution de la globalisation, la marchéisation et la financiarisation des entreprises, la précipitation vers la concurrence au détriment de la coopération et une utilisation du marché dans une perspective exclusivement à court terme. Le tout peut finalement tenir en deux mots : la cupidité et la mauvaise foi. La mauvaise foi d’une idéologie qui se déguise en une succession de faits rationnels et qui frôle l’amnésie. L’amnésie sélective, à tout le moins, qui laisse au passé ses dimensions plus humaines de coopération et d’intérêt général.  

Si les chercheurs restent sceptiques quant à un revirement de la situation, ils proposent des idées concrètes et des cadres de pensée plus larges. « Le court-termisme, le retour immédiat sur investissement, n’a pas toujours été l’idée maîtresse de l’économie de marché, contrairement à ce que prétendent certains néolibéraux, rappelle Nicolas Thirion. Les Trente Glorieuses ou le capitalisme rhénan, par exemple, ont plutôt été accompagnés d’une forme de prospérité à un moment où les dirigeants des entreprises considéraient qu’il fallait laisser le temps au temps, mettre en place des investissements qui pouvaient le cas échéant diminuer les dividendes des actionnaires ». Changer de système relève aujourd’hui de l’utopie. Ce n’est pas pour autant qu’il est impensable d’alléger celui-ci. Rendre à l’entreprise une substance autre que celle d’un produit financier, le cas échéant garante du bien commun, rétablir et encourager une relation sur le long terme entre investisseurs et entrepreneurs, réfléchir à la durabilité des moyens de production, à un recul de la marchéisation, relancer des principes de coopération et de solidarité. Ce sont là les grandes lignes curatives que proposent les chercheurs qui restent malgré tout réalistes. « On allait être impitoyables vis-à-vis des méchantes banques en 2008, ironise le juriste. Séparer les banques d’affaires des banques de dépôts, ne pas se laisser marcher dessus. Au final, les réformes sont quasi inexistantes. Et à court terme, je ne vois pas comment les choses pourraient évoluer dans un autre sens. Une autre crise ? Plus grave encore ? Peut-être qu’il y aurait alors une révolte, voire une révolution ? Ce n’est même pas sûr. Marc Jacquemain, sociologue à l’ULg, le soulignait déjà dans une contribution sur les rapports entre marché et Etat en 2007 : le grand paradoxe de l’homme d’aujourd’hui, c’est cette schizophrénie du travailleur victime de la mondialisation, qui en est aussi le consommateur complice. Il y a une inertie, dans le monde et dans ses valeurs. Nous, chercheurs, pouvons essayer de préserver l’important de l’urgent, prendre le temps et le recul nécessaires pour observer les faits dans leur ensemble. Même si, ce que nous lançons, ce ne sont jamais que des bouteilles à la mer et, en tout cas, jamais des solutions toutes faites. »

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