Les questions environnementales et sociales devraient elles aussi être moins mises de côté ces prochaines années. « Ces problèmes étaient abordés différemment dans les années 1980. Des années très libérales. Puis il y a eu la crise financière et celle de l’État providence. L’Europe, qui avait eu des positions très conservatrices sur ces sujets, s’est vu forcer la main par la Cour de justice », raconte Ann Lawrence Durviaux.
Les nouvelles directives européennes abordent par exemple la notion de « coût du cycle de vie », un concept tout droit venu des pays scandinaves. Dans le cas d’un marché public portant sur l’acquisition d’un bien, comment prendre en considération à la fois les coûts d’acquisition (conception, fabrication), les coûts de propriété (utilisation et maintenance) mais aussi les coûts de démantèlement (ou de retrait de service) ? En d’autres termes, comment faire en sorte que les marchés publics deviennent durables, tant du point de vue environnemental que social ? À l’avenir, des paramètres comme les émissions de CO2, la consommation énergétique ou encore le démontage pourraient devenir primordiaux dans le choix d’un partenaire.
Des paramètres qui pourraient réellement changer la donne : à l’heure où le prix d’achat le plus bas est souvent le critère qui fera la différence entre les entreprises ayant répondu à l’appel d’offres, la notion de coût total d’un produit ou d’un service pourrait valider un prix d’achat plus élevé, mais qui se révélerait écologiquement et socialement plus avantageux sur le long terme.
Inévitables recours
Les pouvoirs adjudicateurs seront-ils prêts à payer un surcoût ? Qui plus est dans un contexte où les finances publiques sont loin d’être au beau fixe ? « Il y aura des arbitrages à faire », répond le professeur. Qui ajoute que certains arrêts récemment rendus pourraient jeter le trouble, dans la mesure où ceux-ci affirment que le recyclage ne devrait pas être un élément à comptabiliser puisqu’il n’intervient qu’en bout de course, une fois le marché terminé. Sans oublier les obstacles méthodologiques liés au calcul du coût du cycle de vie qui ne manqueront pas de se poser.
Les pouvoirs publics qui souhaiteraient intégrer la notion de durabilité dans leurs procédures prendraient donc le risque de voir les concurrents malheureux introduire un recours. « Mais celui qui innove s’expose toujours à la critique et à une marge d’incertitude plus ou moins grande !, pointe Ann Lawrence Durviaux. Il est impossible d’établir un texte de loi imperméable à tout recours. » Et même sans cette notion de coût du cycle de vie, les armoires du Conseil d’État regorgent déjà de dossiers relatifs à l’attribution contestée de marchés…
C’est là toute l’ambigüité des directives européennes : elles donnent la direction à suivre mais n’indiquent pas la route à prendre. « L’Union européenne a admis le principe, mais elle n’offre pas beaucoup de solutions au niveau de la méthode à adopter et renvoie la balle aux États membres », poursuit-elle.
La Belgique devra donc se montrer inventive. Non seulement pour intégrer les paramètres environnementaux, mais aussi les aspects sociaux. Pas simple. « Par exemple, comment peut-on tenir compte dans un marché public du coût de la main d’œuvre ? En Belgique, ce dernier peut être trois voire quatre fois supérieur par rapport à d’autres pays qui respectent pourtant eux aussi toutes les réglementations en vigueur. Or si on ne s’en préoccupe pas, on voit filer certains métiers. » Le paradoxe entre la sacro-sainte libre circulation (des biens, des services, des capitaux et des personnes) et la disparité des systèmes fiscaux et sociaux au sein des différents États reste plus que jamais insoluble.
Dumping social ?
Bien que certains partis politiques s’en soient réjouis, les directives adoptées en janvier dernier ne résolvent pas la délicate question du dumping social. Ann-Lawrence Durviaux préfère toutefois ne pas employer ce terme. « Le problème, aujourd’hui, c’est qu’une entreprise qui va employer de la main d’œuvre étrangère moins onéreuse peut tout à fait respecter les règles en vigueur et être parfaitement légale. Est-ce normal ? Je n’ai pas de réponse à cela. L’un des pistes serait de travailler davantage sur le contrôle de l’inspection sociale, alors que jusqu’à présent l’accent a surtout été mis sur la responsabilisation des entreprises générales par rapport au phénomène de sous-traitance en cascade. La pression sur les prix fait aussi exploser la concurrence. Quoi qu’il en soit, c’est tout le modèle européen qui doit être questionné. »
Trouver une véritable solution passera sans doute par un bouleversement majeur. Harmonisation des systèmes fiscaux ? Mise au point d’un règlement unique sans transposition plutôt que de directives ? Accepter de freiner la libre circulation des travailleurs ? Le tout sans toucher au droit des contrats… Un véritable casse-tête !
Il ne faut cependant pas s’attendre à ce que cette situation complexe soit prise à bras le corps de sitôt. Traditionnellement, les nouvelles directives en matière de marchés publics débarquent tous les dix ans et un nouveau cycle de réflexion ne devrait pas être entamé avant trois ou quatre ans.