C’est donc aidée de cet outil informatique qu’Aurore Boulard a commencé à concrétiser l’idée lancée par Jean-Marie Gauthier, son directeur de thèse. Une double mission : d’abord glaner un nombre suffisant de témoignages d’adolescents pour constituer un corpus de base, qui allait ensuite pouvoir être comparé à ceux d’adolescents dépressifs.
« Le premier objectif de ma thèse était d’analyser le récit de vie d’adolescents dépressifs hospitalisés. Mais je ne pouvais pas affirmer que ceux-ci s’expriment différemment d’un adolescent normal, parce que je ne possédais aucune donnée sur le développement normal du récit de vie du jeune ! J’ai donc dû construire un groupe contrôle et m’intéresser au développement de la compétence narrative chez l’adolescent tout venant. »
Si la chercheuse craignait au départ que les étudiants rencontrés soient peu loquaces, ceux-ci se sont finalement prêtés à l’exercice de bonne grâce. Au bout de 268 entretiens, quatre thèmes principaux sont mobilisés : la famille, les amis, le pôle scolaire et les activités extrascolaires.
« Les parents vont très vite être mis en scène, explique-t-elle. La situation familiale va être expliquée dès les premiers mots. Viennent ensuite les amis. Surtout ceux qu’ils ont rencontrés à l’école et avec qui ils passent la plupart de leurs journées. L’univers scolaire ressort. Pas pour dire "j’adore les maths", mais plutôt "j’adore aller à l’école parce qu’on s’entend bien avec les copains", ce que j’ai qualifié d’école sociale. »
Le divorce transformé en force
Aurore Boulard et sa collègue linguiste Céline Poudat a également observé la prévalence d’un « pôle développemental personnel positif ». Les 12-18 ans auront d’abord tendance à mettre en avant tout ce qui fonctionne bien dans leurs vies. « Même lorsqu’ils ont été confrontés à un divorce, ils ne présentent pas cela comme un fait négatif, mais comme un évènement important qu’ils transforment en une force pour comprendre la vie ».
Les filles et les garçons ne sont toutefois pas logés à la même enseigne. Là où les premières s’appesantissent en priorité sur leur univers familial, les seconds vont davantage évoquer ce qui se passe en dehors de ce cocon. Les amis, les hobbys… Toutes les activités pour lesquelles les parents n’opèrent en général pas de choix à leur place, selon la psychologue.
Des observations finalement peu étonnantes. La comparaison de ces données avec celles recueillies chez les jeunes dépressifs est par contre plus surprenante. On pourrait croire que tous les 12-18 ans parlent d’eux de la même manière. Il n’en est rien. D’importantes différences émergent, tant syntaxiques que thématiques.
Aurore Boulard s’est intéressée à deux sous-groupes : les adolescents dépressifs scolarisés et les adolescents dépressifs hospitalisés. Chacun présente des spécificités. Les premiers vont se focaliser sur « l’école cognitive ». « Ils concentrent leur récit de vie sur la scolarité, les points, les contrôles, les relations avec les professeurs… » Leurs résultats scolaires ne sont pourtant pas forcément brillants, mais ils se montrent très anxieux. Parce qu’ils observent un fléchissement ? La chercheuse avance cette hypothèse. Et en formule une autre : « Ces adolescents ont peu d’amis à l’école, se sentent jugés par les autres, font face à des difficultés familiales. Lorsque ça ne va pas à la maison et qu’il y a des soucis avec les copains, à quoi peut-on tenter de s’accrocher pour continuer ? Au fait de s’en sortir, d’essayer d’avoir un métier. Donc de réussir ses études. »
Les adolescents dépressifs hospitalisés quant à eux ne vont livrer aucun élément concernant les amis ou l’école. « Comme s’ils n’avaient pas d’autre univers social que la famille », observe-t-elle. Mais là où les jeunes « normaux » vont autant mentionner le passé, le présent et le futur, le discours de ceux qui sont hospitalisés est surtout tourné vers le passé.