Le long été de 1912
L’origine de cette lettre ainsi que des premières revendications autonomistes est à rechercher dans le climat politique qui règne en Belgique en 1912. Historiquement, c’est bien du côté wallon que se sont manifestées les premières demandes en matière d’autonomie interne. Dans son immense majorité, le Mouvement flamand se définit à l’époque comme patriote, il ne veut pas nécessairement aller vers une réforme de type fédéral, qui ne servirait pas la Flandre. Seule une frange minoritaire du mouvement commence à se positionner comme plus autonomiste ou plus fédéraliste.
« Nous sommes à l’époque de la Belgique du suffrage universel tempéré ou plural, de la Belgique dirigée par le parti catholique, décrypte Catherine Lanneau. Politiquement, le parti catholique bénéficie d’un poids extrêmement massif en Flandre. Ce parti n’est pas absent en Wallonie mais il y est numériquement bien moins fort. Majoritairement, les Wallons votent à gauche, ce qui, au sens de l’époque, signifie qu’ils votent socialiste ou libéral. Malgré ce positionnement de la Wallonie, le gouvernement catholique, présent depuis 1884, semble imbattable, notamment parce que la population flamande s’accroît. L’ancrage catholique demeure donc central au niveau du gouvernement national, ce qui renforce l’impression que la minorisation de la Wallonie va s’accentuer. »
S’adjoignent à cela les revendications de suffrage universel, dont les socialistes attendent un renforcement de leur pouvoir, ce qui sera effectivement le cas après la Première Guerre mondiale. Dans une optique communautaire, cette revendication de suffrage universel menace, cependant, d’être à double tranchant. « Si un homme égale une voix, le poids démographique flamand étant ce qu’il est, le déséquilibre en faveur de la Flandre s’en trouve renforcé. »
A l’issue des élections législatives de 1912, un tournant est amorcé. Majoritaires en Wallonie, les socialistes et les libéraux doivent une nouvelle fois laisser le pouvoir aux catholiques, grands vainqueurs du scrutin grâce, surtout, à l’électorat flamand. Pour beaucoup, il s’agit du signe évident de la minorisation politique et culturelle de la Wallonie au sein d’une Belgique de plus en plus flamande.
Année charnière à plus d’un titre, 1912 a également été marquée par un Congrès wallon. Lors du congrès du 7 juillet 1912, un seul point est abordé en profondeur : celui de la séparation administrative de la Belgique. Sous l’action de Jules Destrée, une commission est désignée pour réfléchir à la question. C’est la naissance de l’Assemblée wallonne. Sorte de parlement wallon informel, cette assemblée prendra surtout des décisions symboliques, telles la fixation de la Fête de Wallonie ou l’adoption du coq hardi de Paulus comme drapeau wallon.
Dans la foulée de ces événements, voulant entretenir le débat autour de la séparation administrative, Jules Destrée écrit La Lettre au Roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre.
Jules Destrée, militant socialiste et homme de culture
Jules Destrée est déjà à cette époque un personnage important de la vie politique belge. Député socialiste de Charleroi, sa voix se fait fréquemment entendre à la Chambre. Convaincu qu’il n’existe pas une âme belge mais bien une âme wallonne et une âme flamande, il se positionne en faveur de la séparation administrative de la Belgique. Opinion qui n’est pas partagée par les instances dirigeantes du parti socialiste, même si elle séduit davantage au sein de la fédération boraine et de la fédération liégeoise.
A l’époque, le Parti ouvrier belge a la particularité de puiser ses électeurs dans les bassins industriels wallons mais d’être dirigé par des cadres pour la plupart bruxellois ou flamands. Si cette situation commence à évoluer, Destrée fait partie de la minorité qui envisage la question de l’autonomie interne et de la séparation administrative. Quand Jules Destrée plaide pour le fédéralisme, ce n’est pas dans une optique anti-belge. Selon lui, la condition de survie de la Belgique est de respecter aussi bien les Wallons que les Flamands. Dans sa lettre, il déclare que « Plus nous serons autonomes les uns et les autres, plus nous serons belges ». Cette Lettre au Roi va accroître sa popularité.