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Invitation au voyage philosophique
2/6/14

Karl MarxMarx d'abord, dont les écrits (Le Manifeste du parti communiste, Critique du Programme de Gotha, Le Capital) provoquent une fêlure semblable à celles qu'ont entraînée en leur temps Le Prince de Machiavel et Le Contrat social de Rousseau et qui, dans la continuité de Kant et de Hegel, a nourri les « grands récits » philosophiques de l'émancipation universelle, tout en passant à côté de la dimension imaginaire de la condition humaine. Nietzsche ensuite, ce philologue versé dans la psychologie qui, avant tout le monde, « va suggérer que notre conscience, loin d'être le siège de nos actions et de nos décisions, n'est qu'un effet de surface de forces psychiques souterraines qui forment comme un magma en fusion que la raison est incapable de maîtriser ». Freud enfin, ce neurologue formé aux techniques de l'hypnose, réputé « découvreur» de l'inconscient, pour qui la civilisation marche tragiquement sur deux jambes (Eros et Thanatos) et les idéologies politiques ne sont pas à même d'apaiser le malaise hantant les consciences.

Après la Seconde Guerre mondiale, surgissement barbare de la « pulsion de mort » déjà évoquée par Freud dans Malaise dans la civilisation (1929), tout est à reconstruire puisque la philosophie politique a perdu ses marques. C'est à Paris maintenant que se font jour de nouvelles perspectives. La « séquence française », à vrai dire, durera une trentaine d'années, ponctuée par trois vagues exceptionnellement riches : la première est « existentialiste » et couvre les années 50 (Sartre, Beauvoir, Camus, Merleau-Ponty) ; la deuxième est « structuraliste » et occupe les années 60 (Lévi-Strauss, Lacan, Althusser, Foucault) ; la troisième est celle des « philosophes de la différence » (Derrida, Deleuze, Lyotard) qui concerne les années 70. Mais dans cette pépinière d'esprits inventeurs, Edouard Delruelle isole Jean-Paul Sartre (14e séance : « La "séquence française" : la liberté radicale (1) Sartre ») et Michel Foucault (15e séance : « La "séquence française" : la liberté radicale (2) Foucault »).

Prenant ses distances par rapport au libéralisme anglais et à l'idéalisme allemand, l'auteur de L'Etre et le Néant (1943) perçoit « que la liberté ne se joue pas seulement au niveau de l'indépendance (non-interférence) ou de l'autonomie (non-domination), mais au niveau de la subjectivation – soit la manière dont l'individu se construit comme subjectivité » : l'homme est « condamné à être libre », sommé par conséquent de s'autocréer, et cet engagement radical doit le préserver des aliénations mortifères comme furent celles induites par les totalitarismes. Quant à l'auteur de Surveiller et punir. Naissance de la prison (1972), autre grand penseur de la liberté radicale, il diffère notamment de son aîné par « l'analyse "archéologique" des rapports de force, des systèmes de pouvoir [qu'il mène], pour faire ensuite la "généalogie" des forces qui résistent dans le sujet ». Bien mieux, si tous deux n'éprouvent que méfiance à l'égard des partis et institutions, privilégiant les formes de résistance où le citoyen parvient à changer son rapport à soi-même, Foucault innove par l'attention qu'il porte à la « biopolitique »: il s'agit d'un nouveau type de pouvoir qui prend possession de la vie elle-même – à l'aide de diverses technologies (statistiques, démographiques, disciplinaires, etc.) – pour l'optimaliser à son gré. Voilà les vivants prévenus...

La transition avec la 16e séance, posant la question « Qu'est-ce que le néolibéralisme ? », est ainsi assurée. La raison en devient d'emblée lumineuse. Puisque la vie de l'entreprise est devenue le centre névralgique de nos sociétés néolibérales, considérant comme obsolètes l'Etat-providence et le modèle politique social-démocrate, les individus « surnuméraires » ou trop peu performants sont à reléguer dans les marges des collectivités, sans parler de la masse des « rebuts » constitués de délinquants, malades mentaux, sans-papiers, assistés de toutes sortes, etc. Cela fait beaucoup, à l'heure où le néolibéralisme est devenu le système qui structure les trois niveaux anthropologiques de l'existence : droits des individus, transformation de la société, fabrique des sujets. Edouard Delruelle n'adhère pas à cette « nouvelle raison du monde ». Il emploie tout son talent à la combattre, traçant à cette fin l'historique de cette idéologie et analysant les conséquences sur  chacun des « micro-pouvoirs » biopolitiques en action.

Avec cette exploration du néolibéralisme s'est amorcé, dans l'entretien très fourni de l'ouvrage, un virage significatif : son auteur, l'interviewé en l'occurrence, donne de plus en plus son avis personnel, lesté d'un argumentaire où chaque mot a son pesant de signification. Cette évolution se confirme dans les quatre dernières séances du périple philosophique : « Pourquoi nos sociétés sont racistes » (17e), « En finir avec le "progrès" ? » (18e), « Liberté, égalité, civilité » (19e), « Actualité de Spinoza » (20e). Mais plutôt que d'en proposer dans ces lignes la substantifique moelle, mieux vaut laisser au lecteur le plaisir de la découverte. Parce que c'est une pensée en mouvement qu'on y suit, pensée dont la générosité est à souligner.

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