Comme le rappelle Bernard Vanbrabant, « c’est dans cette perspective que se plaçait le philosophe Pierre-Joseph Proudhon lorsqu’il écrivait que la propriété, c’est le vol. Sans être aussi polémique, il faut admettre que la propriété, y compris la propriété intellectuelle, c’est la privation, ou la frustration, des non-propriétaires ; mais ce n’était pas leur asservissement. La distinction est importante du point de vue de la technique juridique : contrairement aux droits dits personnels, ou droits de créance, les droits de propriété (matérielle ou intellectuelle) n’obligent pas une personne déterminée. Elle l’empêche d’utiliser, d’exploiter, le bien du propriétaire ; ce rapport d’exclusivité, caractéristique de la propriété, s’applique au droit intellectuel».
Mais, une fois constaté et établi ce rapport d’exclusivité, il vaut mieux, souligne Bernard Vanbrabant, considérer le droit intellectuel lui-même, autrement dit la prérogative juridique conférée par la loi, comme le « bien » inscrit à l’actif du patrimoine de son titulaire, susceptible d’évaluation, de cession (par contrat) et de transmission (au décès ou en cas de fusions de sociétés). Cette vision des choses facilite le traitement patrimonial de la propriété intellectuelle.
Ces deux dimensions du droit intellectuel – à la fois exclusif et patrimonial – ont des répercussions concrètes, comme l’illustre le chercheur à travers deux exemples.
Commençons par le caractère patrimonial que présente la plupart des prérogatives qualifiées de droits intellectuels. « Un artiste décède et laisse son héritage à ses enfants. Ils sont en situation d’indivision. Ceux-ci hériteront de toiles, mais aussi de droits d’auteurs, qu’ils pourront exploiter. Les héritiers doivent normalement s’arranger entre eux, et convenir à l’unanimité des modalités d’exploitation. Mais, s’ils ne s’entendent plus et ne trouvent pas d’accord sur la gestion du patrimoine, chacun d’entre eux peut-il invoquer le droit au partage, qui est une prérogative bien connue consacrée par Code civil ? Peut-on « partager » une propriété littéraire ou artistique ? La loi sur le droit d’auteur ne répond pas à cette question. Mais, en réfléchissant à la nature juridique des droits intellectuels, on peut opérer une distinction. D’une part, certaines prérogatives, dites morales, comme celle de divulguer une œuvre inédite, ou d’exiger l’association du nom du créateur à l’exploitation de l’œuvre, ne sont pas susceptibles de partage ; nonobstant les termes d’un éventuel partage, chaque héritier pourra protester en cas de violation d’un de ces droits moraux. Mais il s’agit d’une situation exceptionnelle, que l’on rencontre essentiellement en droit d’auteur. » La plupart des droits, y compris les droits d’exploitation d’un auteur, qui drainent des revenus, ont une nature patrimoniale. « Il est a priori possible d’envisager un partage pour ces droits, qui peuvent être analysés comme des biens ».
Un autre exemple intéressant, qui révèle les conséquences du caractère exclusif du droit intellectuel, est celui de la prescription extinctive. En principe, quand un droit n’a pas été exercé par son titulaire pendant un nombre déterminé d’années, il s’éteint. Cette règle s’applique aux droits de créance ; en revanche, il est généralement admis que la propriété n’est pas soumise à la règle de la prescription extinctive : on ne perd pas une propriété si l’on n’en fait rien. L’application type de la prescription extinctive est celle du créancier qui, s’il ne s’est pas manifesté pendant dix ans, perd son droit de créance. Ce qui permet au débiteur d’être, à la suite d’un temps prévu par la loi, délié de ses obligations, de sortir de son état d’« asservissement ».
Or, la propriété impliquant une relation d’exclusion, et non pas une situation d’asservissement, on comprend pourquoi elle échappe au mécanisme de la prescription extinctive. « Maintenant, les droits intellectuels sont-ils soumis à la règle de la prescription extinctive ? Prenons l’exemple de l’hériter d’un peintre qui se rend compte qu’une entreprise a exploité les œuvres de celui-ci, par exemple en vendant des cartes postales, pendant 30 ans. Il y a atteinte au droit de propriété intellectuelle, mais cette atteinte peut-elle encore être sanctionnée, nonobstant l’écoulement du temps ? En s’appuyant sur la parenté entre les droits intellectuels et le droit de propriété, l’héritier pourra soutenir le caractère imprescriptible de ses prérogatives et, partant, s’adresser au juge pour qu’il enjoigne à l’entreprise de cesser l’exploitation (sauf à trouver un accord, avec l’héritier, sur les conditions de cette exploitation). L’entreprise ne pourra pas se retrancher derrière la règle de la prescription extinctive, car l’hériter est titulaire d’un droit d’interdire à quiconque, non d’un droit d’exiger d’un tel. »