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Quel régime patrimonial pour la propriété intellectuelle ?
07/01/2014

Une notion pour protéger les créateurs

Il n’est pas ici question de s’étendre sur la légitimité de la notion de propriété intellectuelle. Mais une petite remise en contexte préalable peut être bienvenue. La notion de propriété intellectuelle a été consacrée à la suite de la Révolution française. Avant cela, les créateurs et inventeurs, ou plus souvent leurs cocontractants (éditeurs), jouissaient déjà d’une forme de protection suivant le régime des privilèges. Techniquement, la portée de ces privilèges n’était pas bien différente, puisqu’ils accordaient à ces personnes l’exclusivité de l’exploitation de leurs créations. Ces privilèges, cependant, ne participaient pas d’une égalité des personnes devant le droit puisqu’ils étaient concédés par le souverain de manière relativement arbitraire. « A la révolution française, rappelle le juriste, le système des privilèges est balayé sous toutes ses formes. Mais on s’est très vite rendu compte que l’on ne pouvait se passer d’un système de monopole, de protection des œuvres contre le pillage et la contrefaçon. » Ce système, s’inscrivant dans la pensée des Lumières, n’est plus conçu comme un privilège attribué par le Prince. On parle alors de « propriété ». L’évolution est de taille. « La notion de propriété permet aux législateurs d’insister sur le fait qu’il s’agit d’un droit naturel. L’Homme a par nature droit à la protection de sa création. Le législateur, dans cette conception, ne vient que constater ce droit naturel et l’organiser. »

Depuis deux siècles, cette qualification est constamment mise à mal puis défendue, écartelée dans un mouvement de balancier. Elle l’est encore aujourd’hui, notamment au sein des débats houleux qu’inspirent Internet et les technologies numériques. Ceux qui veulent renforcer les droits intellectuels, et ainsi protéger de façon stricte les créations, s’appuient sur la notion de propriété, qui tend à légitimer cette protection. Les autres parlent plutôt de « monopole » ou de « privilège » (le terme n’a pas disparu avec l’Ancien Régime !). Ils opposent au souci de protection patrimoniale et à la notion de paternité d’une œuvre revendiquée par une seule personne, l’intérêt du public, du plus grand nombre. Ils tentent ainsi d’éroder ce droit pour privilégier l’accès aux œuvres par tous. Cette discussion constante tourne philosophiquement autour d’une question délicate : « Le droit protégeant la propriété intellectuelle est-il légitime, ou au contraire, doit-il être réinterprété au profit du plus grand nombre ? »

Cette question, le chercheur a bien dû en rendre compte, mais sans pour autant lui apporter de réponse définitive. « Certes, la nature juridique des droits intellectuels m’intéressait et est largement étudiée dans la première partie de ma thèse. Mais cette élaboration conceptuelle devait avant tout me permettre de confronter ces droits aux articles du Code civil, lorsque les lois qui les concernent directement sont lacunaires. » Car malgré le fait que les lois et la jurisprudence propres à ces questions sont aujourd’hui nombreuses et détaillées, elles ne préservent pas encore des voies de garages législatives… Les parties en désaccord s’y retrouvent souvent, par exemple dans les cas de copropriété ou devant un problème d’interprétation de contrat (voir ci-dessous). Au fil des pages, Bernard Vanbrabant démontre l’intérêt que présente encore le Code civil pour résoudre des litiges particuliers relatifs à la propriété intellectuelle. « Notamment pour des questions qui concernent tous les biens en général : comment les droits intellectuels peuvent-ils être cédés, à qui et sous quelles conditions ; comment peut-on les acquérir, et pour combien de temps… »

Exclusivité et patrimonialité

La thèse est divisée en trois parties, la première étant la plus vaste. Elle est elle-même agencée autour de trois grandes questions. Jusqu’à quel point le droit intellectuel, droit « exclusif », peut-il être considéré comme un droit de propriété ? Peut-on parler d’une œuvre immatérielle comme d’un bien, d’une propriété, ou faut-il réserver ce terme au droit (intellectuel) qui porte sur cette œuvre, autrement dit à la prérogative juridique conférée à son auteur ? Et enfin, est-ce un droit de principe ou d’exception ? L’analyse de la nature du droit intellectuel sous ces trois angles était primordiale. C’est en fonction de ses conclusions que l’auteur décide ensuite quelles sont les dispositions du Code civil qui peuvent être appliquées aux propriétés intellectuelles, et moyennant quelles adaptations.

Premièrement, peut-on considérer que le rapport entre une création et son titulaire est un rapport de propriété ? Sous un certain angle, la réponse est positive. « Il y a un point commun entre le droit intellectuel et les autres formes de propriété, souligne le juriste. C’est le caractère exclusif qui s’y attache : ils offrent, en d’autres termes, une faculté d’exclure, d’interdire. Le Code civil décrit la propriété comme le droit de jouir d’un bien de la manière la plus absolue. En vérité, cette jouissance privative découle du pouvoir d’interdire à tout tiers de poser des actes sur le bien approprié. Le droit de jouir de ma voiture, par exemple, c’est surtout le droit d’empêcher quiconque de prendre ma voiture et de partir avec. »

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