Oralité et trace écrite
Les spéculations théologiques de prêtres zélés ont donc mené une pensée peu attentive et complaisante dans une impasse. Car le système hiéroglyphique retranscrit bel et bien la langue égyptienne ; c’est un moyen de communication précis et rigoureux. « Pour qu’une écriture soit claire, illustre l’égyptologue, et qu’elle puisse être usitée au quotidien, que ce soit administrativement ou pour faire passer un message, il faut bien que chacun comprenne la même chose. Les écritures égyptiennes qui remplissaient des fonctions autres que théologiques n’étaient bien évidemment pas aussi allusives. Les hiéroglyphes eux-mêmes pouvaient véhiculer un message précis, qui n’avait aucun lien avec le sacré. Les écritures plus répandues, comme le hiératique et puis le démotique, si elles utilisaient également des codes iconiques, favorisaient de plus en plus des signes unilitères, assez proches, finalement, d’un alphabet. Dans les écrits de la vie courante, on note très tôt des mots stables à la signification claire, utilisant un nombre de signes réduits et une orthographe standardisée. »
L’intuition que les hiéroglyphes constituent un système d’écriture lié à la langue et à la culture égyptiennes émerge au milieu du 18ème siècle. L’explication symboliste est délaissée. D’autres systèmes d’écriture sont découverts, l’Egypte se dévoile. Certains, déjà au 17e s., ont l’intuition que le copte est le dernier état de la langue égyptienne. À raison. L’égyptologie embryonnaire avance, pas à pas. L’hypothèse que certaines icônes pourraient avoir une valeur phonétique apparaît timidement. Et puis, lors de l’expédition d’Égypte menée par Bonaparte, la pierre de Rosette est découverte à la faveur de travaux de terrassement. C’est la première inscription trilingue d’un texte égyptien, écrit en démotique, en grec et en hiéroglyphes. Rapidement, certains décryptent les noms de « Ptolémée » et « Cléopâtre », par comparaison et déduction. Mais les chercheurs sont bloqués. Car ce qu’ils découvrent dans ces prénoms, c’est une écriture phonétique, qui retranscrit l’oralité. Les hiéroglyphes seraient-ils dès lors un alphabet ? L’idée ne tient pas la route. Le système contient trop de signes.
C’est dans ce contexte que Champollion trouve la solution. Dans une lettre datant de 1822, il écrit : « C’est un langage complexe, une écriture tout à la fois figurative, symbolique et phonétique, dans un même texte, une même phrase, je dirais presque dans un même mot. » Le système hiéroglyphique est une écriture composite, et Champollion vient de le comprendre. Dans un premier temps, il remarque que des signes ont des fonctions phonétiques et d’autres sont idéographiques. Il finit par conclure que plusieurs signes peuvent former un seul mot, et qu’en fonction de sa position, un même signe peut être utilisé pour sa fonction idéographique (logogramme) ou pour sa fonction phonétique (phonogramme). Il peut même avoir une fonction purement sémantique (classificateur), s’il se trouve en fin de mot.
Un système imbriqué dans sa culture
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S’ils l’avaient voulu, les Egyptiens auraient pu utiliser exclusivement un alphabet. Dès les débuts connus du système hiéroglyphique (fin du 4ème millénaire avant notre ère), ils utilisent une liste relativement restreinte de signes à vocation phonétique, qui reprend l’ensemble des phonèmes de leur langue. Ces signes, icônes identifiables comme une maison ou des bras, sont complètement désémantisés, et, une fois combinés, peuvent constituer des mots.
Aujourd’hui, nos alphabets semblent simples et rapides pour communiquer. Les Egyptiens, eux, ont gardé leur système composite pendant plus de 3000 ans, tant pour les systèmes hiéroglyphique et hiératique que démotique. Ce qui est difficilement concevable pour les cultures occidentales, qui ont évolué dans un tout autre paradigme, moins pour l’égyptologue. « Ce type de système complexe, qui permet de jouer avec des signes qui représentent quelque chose que l’on reconnaît, ajoute une dimension supplémentaire à l’information strictement phonétique. C’est une richesse qui permet d’ajouter un niveau en plus dans la transmission d’un message. » À titre d’exemple, aujourd’hui, les écritures en Chine et au Japon offrent des points de comparaison. À seize ans, les adolescents apprennent toujours à écrire, tant leur système est compliqué. Pourtant, ils ne le troqueraient pas contre un système plus simple et strictement phonétique. Car quand ils apprennent à écrire, c’est leur culture et leur civilisation qu’ils apprennent.