Cette tentative, Michel Biron la mène en 1994 à sa manière, en dénichant un concept capable de fédérer les expressions de la littérature belge à partir du milieu des années 1870. Et, s'appuyant sur la méthodologie propre à la sociocritique, c'est celui de modernité qu'il retient et décrypte, en restant par ailleurs « attentif aux multiples sens conférés à [cette notion] » et en montrant « que la circulation diffuse et polymorphe d'une telle enseigne esthétique répond souvent à des impératifs stratégiques au sein de la hiérarchie littéraire en Belgique ». De Belgique – et de België, – il en est aussi et essentiellement question en 2004 chez Dirk De Geest et Reine Meylaerts. Quelle valeur heuristique accorder à ces deux noms propres désignant un pays se distinguant par son bilinguisme – mis à part la Communauté germanophone – et aux adjectifs respectifs qui en dérivent en français et en néerlandais ? Foire d'empoigne, en quelque sorte, car rien que « le concept "belge" mobilise un éventail d'acceptions, concurrentes, coexistantes, jamais évidentes ou univoques et qui traversent comme un fil rouge les pratiques littéraires ». Ce pugilat identitaire, pas toujours convivial, pourrait s'apaiser grâce aux apports d'une démarche comparatiste en matière culturelle et à la prise de conscience du « caractère peu évident de la notion même de littérature nationale ». Chez Paul Aron et Benoît Denis, c'est le concept de « réseau littéraire » qui est convoqué, non pour se substituer à la théorie des champs de Pierre Bourdieu, mais au contraire pour « permettre une description plus fine de certains processus à l'œuvre au sein d'un sous-champ dominé ou faiblement autonomisé ». Tel est le cas de celui des « lettres belges » – expression désignant la production littéraire en français – où le capital relationnel d'un agent déterminé est susceptible de compenser de manière non négligeable la faiblesse d'un capital symbolique que seul Paris peut réellement conférer.
Une rhétorique polymorphe
On le voit, trois textes plus ou moins longs illustrent chacune des quatre phases retenues, dont les transitions offrent par ailleurs des aspects éclairants. De la Belgique unitaire (Potvin, Nautet, Hamelius), baignant largement dans le « mythe nordique », on est ainsi passé à la référence française et à l'émergence des « littératures francophones » (Charlier, Hanse, Piron), pour ensuite explorer sociologiquement la «belgitude » et les « littératures périphériques » (Quaghebeur, Klinkenberg, Lambert), avant de clore le parcours avec d'autres spécialistes universitaires découvrant dans les concepts de nouvelles vertus explicatives (Biron, De Geest et Meylaerts, Aron et Denis).
Mais il va de soi que ces divers protocoles historiographiques ont leur rhétorique propre. A cet égard, dans l'introduction particulièrement dense de leur anthologie, Björn-Olav Dozo et François Provenzano proposent un tableau schématisant les trajets argumentatifs suivis par plusieurs textes sélectionnés. Ils estiment que « le discours de l'histoire littéraire en Belgique [...] articule souvent un propos sur l'identité intrinsèque de son objet à un propos sur les relations que cet objet entretient avec son alentour ». Par exemple, la « bâtardise » de l'écrivain belge – valeur perçue comme positive – le contraint à l' « exil », considéré comme valeur négative ; par ailleurs, la négative « misère institutionnelle » du même peut se muer en un positif « carrefour d'influences » ; enfin, la « carence » de légitimation, traduisant le manque, ouvre sur un prometteur « espace de possibles ». Comme quoi, hier comme aujourd'hui, parler de la pratique littéraire en Belgique n'a rien d'univoque. Peut-être est-ce le propre d'un pays de rencontres comme le nôtre, ballotté entre unitarisme et multiculturalisme, travaillé plus souvent qu'on ne le croit par des flux idéologiques. Non, vraiment, pas plus que la littérature, l'historiographie de celle-ci ne peut se targuer d'être porteuse d'essentialisme...