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Les laissés pour compte de la Gécamines
18/07/2013

C’est en prenant appui sur un cadre d’analyse inspiré de Michel Foucault que Benjamin Rubbers explore la manière dont ce « régime de contrôle totalitaire » contribua à naturaliser le paternalisme comme un régime de pouvoir allant de soi. «  De manière plus directe, il s’agissait de surveiller les ouvriers dans les moindres détails de leur vie quotidienne, en ce compris la vie familiale, le statut de l’épouse et l’éducation des enfants, de telle sorte qu’ils en arrivent à reproduire dans leur propre maison le modèle d’autorité sur lequel reposait le pouvoir de l’Union minière comme employeur ».

Dans le cadre de sa recherche ethnographique, Benjamin Rubbers a pu analyser à quel point le paternalisme industriel de l’Union minière - puis de la Gécamines, a marqué de son empreinte, voire « formaté » la population ouvrière du Katanga. Indépendamment de ses objectifs affirmés (stabilisation de la main-d’œuvre et légitimation des valeurs de l’entreprise), explique-t-il, la politique paternaliste de l’Union minière a refaçonné en profondeur le corps de ses recrues (leur corpulence, leur apparence, leur santé, etc.) et la façon dont elles avaient l’habitude de l’utiliser (se laver, dormir, avoir des rapports sexuels, etc.). Au delà de ça, les pratiques disciplinaires contribuèrent non seulement à assujettir les ouvriers, mais aussi à les constituer comme sujets. Autrement dit, à organiser une certaine forme de subjectivité, de rapport de soi à soi et de soi à autrui.

Nostalgie

protestation Gecamines

« La sensation qui me revient à chaque fois que je visite les installations de la Gécamines, laissées à l’abandon depuis plus de 30 ans, raconte Rubbers, est celle de découvrir les ruines d’une civilisation industrielle disparue. Rien ne semble en effet avoir été entretenu dans les cités pour cadres et les camps de travailleurs : les routes sont défoncées, les maisons sont décrépites, et la végétation a repris ses droits sur les espaces collectifs ».

Mais comment les habitants de Panda perçoivent-ils l’espace dans lequel ils vivent au jour le jour ? Eprouvent-ils une nostalgie pour la « belle époque » ? Dans son ouvrage, Benjamin Rubbers aborde ces questions en scrutant en profondeur l’évolution des « anciens » de la Gécamines : leur vie de couple, leurs relations avec leurs parents et leurs enfants, mais aussi leurs rapports sociaux au sein de la collectivité des « enfants de l’Union minière », comme ils se définissent eux-mêmes.

« De façon générale, relève le chercheur, leur discours nostalgique porte sur l’ordre matériel et social instauré par l’entreprise au début de leur carrière, lequel a été à la base de leur sécurité matérielle et de leur fierté de travailleur ». Avant que tout se déglingue, l’organisation de la Gécamines représentait à leurs yeux une machinerie remarquablement bien montée et huilée, autant en ce qui concerne la chaîne de production et la gestion du personnel que la prise en charge de la vie familiale et sociale en dehors des heures de service. Les salaires étaient versés, les rations alimentaires octroyées, l’accès aux écoles, aux hôpitaux, aux centres sportifs était gratuit. Tout cela a disparu au début des années 1990. Le système méritocratique, hérité de la colonisation, s’est détraqué pour céder la place au désordre (fujo). Usines, ateliers et bureaux commencèrent à tourner au ralenti faute de travail ou de matériel, avant de faire l’objet de rapines et d’être laissés à l’abandon.

« L’avis selon lequel il ne reste rien du sens du travail et de la discipline d’autrefois est largement partagé », constate encore Rubbers. « Il ne reste rien, sauf le sentiment d’appartenir à une même communauté, lequel avait été largement promu par l’entreprise ». Cela se perçoit très clairement dans les propos des ex-agents de la Gécamines qui en appellent à une intervention politique à même de les rendre à la « vraie vie » : manger trois fois par jour, mettre les enfants à l’école, avoir une télévision, être reconnu comme une personne à part entière, etc.

La tradition paternaliste héritée de la colonisation est donc restée très vivace dans la mémoire collective du Katanga. C’est sur elle que s’arc-boutent, là-bas comme ailleurs, les plus virulentes critiques adressées au nouvel ordre économique imposé par la Banque mondiale, depuis une dizaine d’années. Tel est le paradoxe, en définitive, qui est au cœur du brillant ouvrage de Benjamin Rubbers : le paternalisme industriel comme technique (patronale) de contrôle de la main-d’œuvre s’est transformé, au fil du XXè siècle, en une arme (prolétarienne) de défense des droits sociaux.

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