La publicité contemporaine des parfums
Dans le second volet de son analyse, notre sémiologue examine « le dépassement du religieux et l'affirmation du sacré ». A cette fin, ce sont des photographies publicitaires qui ont pris le relais, essentiellement celles qui, tout en faisant la promotion de parfums, évoquent certains phénomènes telles que l'extase et la contagion. La perception de ceux-ci va de soi dès que nos yeux tombent sur ces trois femmes, littéralement « possédées » par le produit dont elles font la pub. Dans la première image, symboliquement intitulée Hypnotic Poison, la star Milla Jovovich envoûte certes l'observateur, ne fût-ce que par les mouvements en spirales de ses bras rappelant les zigzags des draps de L'Assomption, mais sa toute-puissance n'est que relative car elle-même est la proie d'une force qu'elle ne peut maîtriser. Elle a beau avoir un regard pénétrant, son corps n'en est pas moins pénétré. C'est que le nuage de parfum qui l'enveloppe, jusqu'à la dématérialiser, a un pouvoir hypnotique qui s'étend jusqu'à nous, spectateurs captivés et emportés dans la ronde parfumée.
L'effet provoqué sur le corps féminin par l'Opium s'avère encore plus visible. Nous voilà en présence de deux femmes couchées : comment ne pas se souvenir ici de l'état de félicité ou de l'ivresse extrême des grandes mystiques de la tradition chrétienne, si bien rendus dans quantité d'œuvres artistiques et littéraires d'autrefois ? L'une, plus qu'alanguie, dont les cheveux ondulés au premier plan ont incorporé les volutes de parfum, a manifestement perdu conscience. L'autre, à la position hautement érotique, est en train de jouir du parfum tout en jouissant d'elle-même, et vice versa. Dans cette dernière figure, où la force olfactive a complètement triomphé, l'opération fusionnelle a atteint son zénith, un septième ciel pourrait-on dire. Puisque « la femme est parfum », conclut la chercheuse.
Métamorphose du sacré
Alors que dans la religiosité ancienne la diffusion – par contagion – d'un pouvoir autogénéré était assurée par les corps saints eux-mêmes, comme en témoigne celui de la Vierge de Poussin, il en va tout autrement dans le cas des parfums de Dior et d'Yves Saint-Laurent : maintenant, les corps féminins reçoivent, voire subissent le pouvoir d'une entité autre qui les pénètre et les transforme, les réduisant à l'état de victimes de forces transcendantes. Il est hors de question de contrôler cette puissance envahissante qui s'est résolument déplacée vers la sensibilité, l'harmonie avec l'environnement. Là se donnait à voir un corps en parfait état avec les nuages de parfum ; ici s'exposent des corps ondulés se syntonisant avec l'essence capiteuse s'échappant des flacons.
La sacralité s'en trouve dès lors métamorphosée, ce qui signifie qu'elle a subi un « déménagement » d'après l'étymologie grecque de ce mot. Au terme de son exploration de la relation existant d'une part entre la représentation de la sensorialité olfactive et, d'autre part, les dimensions des expériences tant religieuses que relatives au sacré souvent fortement imbriquées dans les images modernes et contemporaines, Maria Giulia Dondero propose en conclusion de son analyse une acception originale du concept de « sacré », partagée à vrai dire par d'autres chercheurs surtout des anthropologues et des théoriciens de religions: il s'agit, écrit-elle notamment, d' « une force transcendante qui construit le cadre et le filtre par lesquels notre vie prend sens [...], d'une force qui dévoile notre impuissance de nous déterminer nous-mêmes ».