Mais à quel moment est apparue la conscience d’exister en tant qu’espèce ? Sans doute avec l’outil, le feu, la chasse coordonnée, répond Marcel Otte. D’autres artefacts signent peut-être –sûrement- l’apparition de ce qui constitue l’esprit humain (des danses peut-être) mais ils ne nous sont pas parvenus. Les outils, oui. Ces outils ne sont pas façonnés par le hasard. Ils résultent d’un apprentissage, donc d’un acte culturel. Car tailler ainsi un galet présuppose qu’on sache pourquoi on fait cela, qu’on ait anticipé l’utilisation de cet outil : « Ces galets aménagés traduisent explicitement la détermination d’une espèce à ne pas se limiter à la place anatomique que la biologie lui a donnée dans l’échelle des rapports de force dans la nature. » Et de poursuivre : « Toujours est-il que cette aventure n’est devenue possible que parce que, prenant le relais de la sélection naturelle – ou la prenant de vitesse-, certaines espèces ont introduit un nouveau critère, dépendant à la fois de la quantité de matière grise utilisable et de la manière de s’en servir, privilégiant l’astuce, l’anticipation, les comportements coordonnés d’un groupe et par là même l’empathie entre individus. »
Le moteur de la spiritualité
La question qui se pose alors, très logiquement, est de savoir si ce n’est pas la spiritualité (l’auteur entend ce mot dans son sens le plus large de « ce qui relève de l’esprit ») qui est le moteur de l’évolution. Pour Marcel Otte, la réponse est claire. Sortir des forêts, manger de la viande, se solidariser, cela ne s’est pas fait par hasard, il a fallu penser de tels actes et comportements : « En d’autres termes, la seule fonction qui nous « détermine » est en nous-mêmes. La quête perpétuelle, suscitée par le rêve, le désir, la pensée, est à la base de notre destin. » Marcel Otte brosse ainsi un large panorama, celui de notre histoire faite de défis surmontés en défis surmontés, sans jamais établir une hiérarchie entre eux. Aller sur la Lune n’est certainement pas moindre que de sortir de la forêt, les deux exploits sont de même nature ; la guerre technologique d’aujourd’hui est la première chasse toujours recommencée.
Mais dans ce cas, qu’en est-il de la science préhistorique ? On ne sera pas étonné de lire que si l’auteur lui reconnait d’avoir donné lieu à des interprétations diverses s’appuyant sur des faits incontestables (ossements, outils, peintures,…) permettant d’expliquer les techniques de taille, les modes de chasse, les migrations, etc. elle a, à ses yeux, raté l’essentiel : ne pas toucher au fondement de la l’évolution, ne pas chercher la signification de toutes les observations, les faits. « Il me paraît non seulement légitime mais moralement indispensable, explique Marcel Otte, de rechercher les causes au-delà de tout phénomène observé ». Et si l’auteur fixe cette urgence à sa discipline, c’est peut-être parce qu’il est inquiet. Sa fresque se termine en effet dans le futur, qu’il n’entrevoit pas nécessairement radieux. Si nous perdons cet élan spirituel qui a fait sortir nos ancêtres des forêts tropicales, n’est-ce pas la fin programmée de l’aventure humaine ? « De l’outil au mythe, toute l’aventure humaine est contenue dans ce combat, mené essentiellement par l’esprit en perpétuelle insatisfaction ». Que cet idéal collectivement partagé vienne à manquer et l’humanité ira vers sa chute puisqu’elle aura perdu le sens de sa nature. Bien plus sûrement qu’à cause d’une explosion nucléaire ou les assauts d’un virus.