Le site de vulgarisation scientifique de l’Université de Liège. ULg, Université de Liège

L’art de (bien) questionner les animaux
31/10/2012

Les chapitres comportent tous des histoires cocasses. Des macaques vivant sur l’île de Saint Kitts dans les Caraïbes et ayant un penchant un peu trop prononcé pour l’alcool. Des campagnols que tout le monde croyait monogames et qui se révélèrent finalement moins fidèles qu’imaginé. Un éléphant thaïlandais qui, sous les yeux des caméras et des touristes, peint ce que les observateurs ont qualifié d’autoportrait. Un singe qui simule les signes d’une grave maladie pour tromper les corbeaux qui avaient pris l’habitude de lui chiper sa ration de nourriture quotidienne. Un frère et une sœur loutres qui, bien que les spécialistes fussent persuadés que certains mécanismes empêchaient les individus élevés ensemble d’éprouver de l’attirance l’un pour l’autre, ont fini par devenir les heureux parents d’uelephantquipeintn petit. Des chimpanzés qui jettent leurs fèces à la figure de leurs expérimentateurs…

Les exemples ne manquent pas et se lisent, généralement, un sourire au coin des lèvres : Vinciane Despret manie l’humour avec subtilité. Mais elle s’appuie sur ces anecdotes non pas pour décortiquer les comportements des animaux, mais plutôt de ceux qui les observent. Chercheurs, éthologues, éleveurs voire simples quidams. Comment nous comportons-nous en présence de ces « espèces compagnes » ? Quel rôle tiennent-elles dans les laboratoires ? Qu’attendent d’elles les scientifiques ? Comment notre regard influence-t-il la perception de certaines situations ?

«Staying with the trouble»

Dans le chapitre consacré à la lettre « V », pour versions (Les chimpanzés sont-ils morts comme nous ?), la philosophe s’intéresse à un article publié par la revue américaine National Geographic, relatant la réaction de chimpanzés à la vue du cadavre d’une femelle âgée et particulièrement appréciée au sein cette communauté camerounaise. Les singes seraient restés sans voix et immobiles, un comportement hautement inhabituel pour ces animaux généralement débordant d’énergie. Les commentaires se sont multipliés sur la Toile, chacun interprétant cette réaction comme la manifestation d’un sentiment de tristesse. « Est-ce que les animaux connaissent le deuil ?, questionne-t-elle. D’ailleurs, qu’est-ce que le deuil ? On associe l’attitude de ces chimpanzés à la vision que nous, occidentaux, possédons du deuil. Mais cette notion est très différente de celle que peuvent en avoir d’autres cultures, voire de ce qu’elle signifiait pour nous il y a un siècle… »

Poser des questions sans y répondre, donc. Et accepter « de vivre dans les contradictions. "Staying with the trouble", comme le disait la philosophe Donna Haraway. Je n’avais pas envie de respecter les règles habituelles, qui consistent à expliquer et justifier sa position, pour parfois devoir y revenir par la suite et perturber le lecteur. J’ai voulu fabriquer une lecture hypertexte. Rester avec mes contradictions. Pourvoir affirmer, par exemple : "la souffrance animale, c’est affreux" puis "je mange de la viande". Sans devoir expliquer que je mange peu de viande ou que je le fais par obligation ou que cela me dégoûte, etc. Sans devoir me justifier. »

De l’humour, mais point d’ironie

Entre les lignes, on peut également déceler dans cet ouvrage une remise en cause de certaines manières de « faire science. » Une remise en cause en douceur, jamais frontale et rarement dirigée vers un chercheur en particulier, teintée d’humour, voire de moquerie mais jamais d’ironie. « Car si l’on m’avait demandé d’effectuer telle ou telle recherche il y a vingt ans, j’aurais sans doute accepté, concède-t-elle. L’humour tient à faire semblant de croire ce à quoi les chercheurs essayent de me faire croire. »

Un parti pris plutôt inédit chez Vinciane Despret qui, jusqu’à présent, s’était plutôt volontairement détachée de cette posture dénonciatrice. « Lorsqu’au début de ma carrière j’ai commencé à travailler la question de l’animal, j’avais le sentiment que ce n’était pas bien vu. Que ce n’était pas ce qu’il fallait faire en philosophie pour entamer une bonne carrière. Du coup, je pensais qu’il fallait éviter de prendre des positions sujettes à méfiance, à discussion, à disqualification. Ensuite, d’un point de vue plus épistémologique, j’ai constaté que la dénonciation critique me mettait en contradiction avec ma posture pragmatique : il s’agissait de suivre ce que les scientifiques font, ce qui est bien plus intéressant, souvent, que ce qu’ils disent qu’ils font. Et de citer l’exemple de cette chercheuse, à l’origine primatologue, et qui pense que les singes ont gagné un privilège indu à propos de l’intelligence. Les moutons seraient-ils vraiment plus stupides que les primates ? Mais comment les a-t-on interrogés ? quelles questions leur a-t-on posées ?  Comment se fait-il que les descriptions soient aussi stéréotypées — des moutons sans réels liens et qui se bagarrent sans cesse ? « Cette chercheuse a remarqué que le troupeau sur lequel portaient les conclusions avait été acheté juste avant que commencent les observations et que donc les moutons ne se connaissaient pas. Normal qu’ils n’aient pas d’amis et qu’ils se battent ! Qu’a-t-elle fait ? Écrire un article de dénonciation ? Non !Ellel a recommencé l’expérience en achetant un nouveau troupeau et en lui laissant le temps de s’installer. Et elle a obtenu des résultats beaucoup plus intéressants. »

Page : précédente 1 2 3 suivante

 


© 2007 ULi�ge