« Concilier l’inconciliable », le nouveau livre de Quentin Michel (1), professeur au Département de science politique à l’Université de Liège, décortique le dilemme posé par la science nucléaire : l’impossible cloisonnement des connaissances nécessaires à la maîtrise d’une centrale électronucléaire ou à la fabrication… d’une bombe atomique. En découvrant le potentiel extraordinaire de la fission nucléaire, les physiciens du siècle dernier ont ouvert, sans le vouloir, la boîte de Pandore. En effet, ils libéraient alors la plus destructrice des armes jamais connues et une « usine d’électricité » d’une puissance inégalée, même si elle est aujourd’hui controversée. Bloquer la prolifération des armes de destruction massive sans empêcher l’utilisation pacifique du nucléaire ; débusquer les déviants et stopper les tricheurs : c’est le jeu d’équilibre que la communauté internationale poursuit depuis soixante ans, avec un dosage subtil entre réactions aux faits politiques et encadrement juridique d’une rigueur croissante. C’est sur cette trame historique que Quentin Michel retrace l’évolution des régimes internationaux et européens de contrôle du commerce nucléaire, et procède à leur analyse détaillée.
« Tout a commencé dans un petit labo » : ainsi pourrait débuter le récit d’une découverte extraordinaire, mais lourde de conséquences potentielles pour l’espèce humaine. C’est en remontant aux origines que Quentin Michel entame son livre sur le contrôle du commerce nucléaire : il nous invite, de manière très vivante, à découvrir les premiers balbutiements de la science contemporaine de l’atome. Qu’il soit « civil » ou « militaire ». Ou les deux à la fois, car c’est bien de cela qu’il s’agit dans cet ouvrage...
C’est donc en 1934, avant la Seconde Guerre mondiale, que germe la science nucléaire, avec la découverte de la radioactivité artificielle par Frédéric Joliot et sa femme Irène Curie, dans leur laboratoire parisien de l’Institut du radium. Quatre ans plus tard, des chimistes et physiciens allemands constatent que l’éclatement d’un atome d’uranium bombardé par des neutrons – ce qu’ils appellent « fission nucléaire »- est capable de libérer un potentiel d’énergie absolument extraordinaire. Cette découverte focalise rapidement l’attention de la plupart des équipes de recherche. Les publications se multiplient et, en avril 1939, le couple Joliot-Curie fait paraître, dans la revue scientifique britannique Nature, un article démontrant que la fission de l’atome d’uranium libère, outre une quantité impressionnante d’énergie, deux ou trois neutrons dits « neutrons secondaires ». Ces particules, une fois libérées, se perdent dans la masse avoisinante où ils peuvent créer d’autres fissions, libérant de nouveaux neutrons qui, à leur tour, provoquent de nouvelles fissions… Ce phénomène, qualifié de « réaction en chaîne », est le fait primordial qui va permettre la propagation du feu atomique indispensable à la réalisation de l’arme nucléaire.
Dès ce moment, les chercheurs réalisent que l’exploitation de l’énergie libérée par la fission nucléaire peut s’envisager sur deux axes : civil et militaire. Cependant, l’utilisation de la fission atomique à une large échelle paraît encore utopique à la plupart des physiciens, dont Albert Einstein lui-même. Bien sûr, l’imminence de la Deuxième Guerre mondiale laisse entrevoir l’avantage que représenterait la détention d’une arme nucléaire par un des belligérants. Mais la majorité des savants, militaires et politiques considère comme techniquement impossible l’élaboration d’une telle arme pendant la durée supposée du conflit à venir. Ainsi, en août 1939, Winston Churchill, qui n’est pas encore Premier ministre britannique, confie que toute menace allemande de bombarder l’Angleterre avec une arme nucléaire devrait être considérée comme un bluff, dont il n’y aurait pas lieu de tenir compte.
Certains physiciens nucléaires, comme le Hongrois Leo Szilard, ne partagent cependant pas cet optimisme confiant. Ils redoutent, au contraire, que l’Allemagne nazie soit déjà engagée dans un vaste programme de recherche consacré à l’élaboration d’une arme atomique. Mais ils peinent à convaincre leurs collègues de ne plus publier les résultats de leurs travaux, afin de ne pas divulguer des informations susceptibles d’être exploitées avec succès par les équipes de recherche militaire du Troisième Reich.
Danger ! Les savants sonnent le tocsin
Malgré tout, l’extrême imminence des hostilités fait prendre conscience à un nombre croissant de savants du danger que représenterait une Allemagne « nucléarisée ». Et ce risque semble d’autant plus réel que les progrès récents des connaissances nucléaires sont l’œuvre de physiciens allemands. Les équipes de recherche du Reich restent à la pointe, malgré l’exil d’un nombre important de leurs physiciens, en raison des persécutions antisémites. Cette émigration va d’ailleurs engendrer un double phénomène. D’une part, l’arrivée de ces expatriés d’un très haut niveau scientifique va renforcer considérablement la qualité des équipes de recherche des pays d’accueil, octroyant aux Alliés une avance technologique alors sous-estimée. D’autre part, les informations transmises par les physiciens transfuges aboutissent à une forte surévaluation du programme nucléaire nazi.