Argument de contrôle et fausses libertés
Un autre fil conducteur de la thèse est donc cette notion de contrôle. Il est important de comprendre que ce contrôle est lié à une notion de liberté ou d’illusion de liberté chez la personne contrôlée. Il n’est pas coercitif, mais « à l’air libre ». « Un contrôle est toujours plus puissant s’il s’appuie sur le libre consentement de la personne », remarque le chercheur. Le contrôle ne signifie pas non plus qu’une personne tire les ficelles et que les autres sont des marionnettes. Il est plus abstrait que cela. Il est chez tout le monde, il est à l’intérieur de nous, diffus, constant, dans notre acceptation d’un système, d’une machine, et nous en sommes les véhicules, les vecteurs vers les autres individus. Il s’agit donc d’une forme de servitude volontaire. L’intériorisation de ces contraintes par le contrôlé, dans une illusion de liberté, régit et réduit son champ d’actions à des possibilités qui seraient déjà prévues, scénarisées.
L’argument du contrôle mène donc à une vision très déterministe du monde. Tout ce que les individus libres font selon leur propre désir n’est en réalité que l’accomplissement du désir que quelqu’un d’autre ou que le système a voulu pour eux. Le désir devient la fiction d’une autre entité que nous-mêmes. Le pouvoir comme récit. Quoique fassent les individus, cela a déjà été prévu, scénarisé par la société de contrôle. Quoi qu’ils choisissent, un scénario les attend déjà. Le système a donc toujours sur ses membres plusieurs coups d’avance. En traitant du capitalisme en ces termes, Boltanski et Chiapello écrivent à ce sujet que « tout est toujours déjà ‘récupéré’ par le ‘système’ »(4). Même la résistance ou les révolutions seraient prévues et serviraient en définitive le système contrôlant, qui les récupère, les intègre et les désamorce. La liberté et l’autonomie sont constitutives de cette notion de contrôle, mais sont également illusoires. Une telle vision va à l’encontre des théories du complot puisque les personnes « qui tirent les ficelles » adoptent également le champ d’action le plus conforme à ce que le système veut d’eux. Ils sont donc, quelque part, les individus sur lesquels le contrôle a le plus de force. Un autre point capital, ce contrôle, s’il prévoit même les résistances de ses contrôlés, est total, n’offre donc plus aucune prise d’extériorité permettant de s’y soustraire.
On voit aisément, avec cet argument du contrôle, comment l’analogie avec une addiction à l’héroïne peut-être opérée. Le produit n’a même plus besoin de séduire pour être consommé. L’héroïnomane en a besoin, et entre en connivence avec son propre instrument de contrôle. Burroughs est « sensible à tous les processus qui nous rendent complices de notre propre asservissement »(5), écrit le chercheur. Mais bien sûr, la drogue reste une métaphore de la société. En poussant ses réflexions au-delà de son addiction, Burroughs, et à sa suite Deleuze et les autres philosophes ayant traité de la question, voient en l’émergence des technologies de communication et d’information l’instrument idéal de contrôle. Car pour l’écrivain, c’est le langage qui est la forme de contrôle la plus efficace. « Le mot est un virus », dit-il. Selon Burroughs, « nous sommes intoxiqués d’injonctions qui colonisent notre conscience et nous utilisent comme véhicules pour se déplacer d’un corps à un autre, explique Frédéric Claisse. Il nous est devenu impossible de penser sans le mot. Le silence est impossible. L’imagination elle-même est impossible sans le mot ».
Alors que cette vision du monde semble désespérément déterministe, que notre liberté n’est qu’une fiction d’autrui déjà écrite pour nous, Burroughs propose des points d’ancrage, des prises d’extériorité pour s’échapper de ce contrôle, et pouvoir reprendre pied face à lui. Pour cela, il faut utiliser, détourner les instruments qu’il utilise pour désamorcer les scénarios déjà prévus pour nous.