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La fiction pour réveiller les consciences
09/10/2012

En opérant de la sorte, Garfinkel annonce que le monde d’Orwell n’est plus une menace. Aujourd’hui, le monde que nous devons craindre, c’est un monde contrôlé par toutes les personnes derrière toutes les caméras, et par tous ceux qui gèrent nos informations personnelles. Le discrédit jeté sur l’anticipation d’Orwell travaille du propre processus de légitimation de l’œuvre de Garfinkel, toujours sous la rhétorique de la menace. Selon les termes du chercheur, Garfinkel fait donc d’Orwell un repoussoir, un précédent uchronique. Un précédent qui aurait pu être, mais qui n’a pas été.    

prisonCette opposition, Frédéric Claisse la place en corrélation avec l’héritage théorique de Michel Foucault et du romancier William Burroughs, assimilés et prolongés par la plume de Gilles Deleuze. Dans son ouvrage Surveiller et Punir, paru en 1975, Michel Foucault traitait de l’émergence des « sociétés de discipline », qui succédaient aux « sociétés de souveraineté ». Elles se développent dès le XVIIIème siècle pour connaître leur apogée au XXème siècle. Ces « sociétés de discipline » sont caractérisées par la mise en place de « milieux d’enfermement », c’est-à-dire la famille, l’école, la caserne, l’usine, l’hôpital, l’asile et les prisons. Autant de milieux qui quadrillent la société, normalisent l’individu et lui imposent ce qu’il doit faire et comment il doit se comporter. Or, toutes ces institutions subissent des crises et des réformes à répétition depuis quelques décennies. 

Précédent prophétique

De la même manière que pour Garfinkel envers Orwell, et même si Foucault laissait déjà entrevoir ces changements, Deleuze, même s’il s’inscrit davantage dans la continuité historique de Foucault, écrit que nous ne sommes plus dans une « société de discipline », mais dans une « société de contrôle ». Les réformes de ces lieux d’enfermement ne servent selon lui qu’à gérer leur agonie. « Nous entrons dans les sociétés de contrôle, qui fonctionnent non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée »(2). L’analogie avec Orwell et Garfinkel est forte. Il y a toujours ce sentiment d’urgence. « C’est en train de se produire ». Et nous passons d’un Etat puissant et central, qui détient ici les institutions d’enfermement, à un contrôle éclaté, diffus, continu, instantané. Orwell ou Foucault deviennent donc des repoussoirs, étayent la critique de Garfinkel ou de Deleuze. Et ces deux derniers sollicitent la responsabilité du lecteur. « Il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes. » (Deleuze, 1990) (3).

L’apport de William Burroughs dans la pensée de Deleuze, lui, vient justement de cette notion de contrôle. Ce contrôle est total, immanent. Initialement, Burroughs n’analyse pas ouvertement les mécanismes de la société. Il utilise cette notion de contrôle pour entamer le long récit né de sa dépendance à l’héroïne. Mais cette dépendance a été vue par les philosophes et sociologues les plus pessimistes et les plus déterministes comme une métaphore totale de notre société capitaliste. Burroughs lui-même part de son addiction pour proposer une réflexion poussée sur l’émergence des nouvelles technologies d’information et de communication, faisant du langage le mode de Contrôle par excellence des générations à venir. En cela, Frédéric Claisse qualifie Burroughs de précédent prophétique en tant que pionnier invoqué dans les réflexions de Deleuze.

(2) Ibid, p. 158.
(3) Ibid, p. 159.

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