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Le Discours de Seraing

Albert 1er, Seraing le 1er octobre 1927 à l’occasion du 110e anniversaire des usines Cockerill

 

Messieurs,

Je suis très sensible à votre accueil.

Je remercie très sincèrement M. Chainaye et M. Greiner des paroles chaleureuses qu’ils m’ont réservées dans leurs allocutions.

C’est avec une très vive attention que j’ai écouté le discours, si riche en faits, de votre éminent directeur général. Il nous a fait un tableau saisissant de ce qu’a été la fondation et le développement de cet établissement industriel, le plus grand et le plus ancien du pays et qui porte un nom connu du monde entier.

Cette histoire donne un exemple impressionnant de ce que peut l’initiative d’un homme, d’un ouvrier qui n’a pour toute fortune que son intelligence, mais qui voit juste et dont les idées sont servies par une inlassable ténacité. Il est à remarquer que cet Anglais, à la clairvoyance duquel on ne saurait assez rendre hommage, ait trouvé autant d’hommes qui l’ont compris, collaborateurs, techniciens et ouvriers.

C’est qu’il avait eu affaire à ces admirables populations qui, depuis des siècles, ont illustré leur région par leur intelligence, leur activité, leur fière vaillance et qui dans l’essor économique de la Belgique ont donné à la patrie des chefs d’entreprises, des ingénieurs, des travailleurs qui peuvent se ranger parmi les premiers du monde.

L’activité de John Cockerill jusqu’à sa mort prématurée résume le développement de l’industrie du fer et de la construction mécanique à cette époque. L’entreprise, sous forme de société anonyme, garde les belles traditions de son fondateur ; ses dirigeants savent s’inspirer de ses vues d’avenir. La première sur le continent, la Société Cockerill traite avec l’ingénieur anglais Bessemer pour introduire son procédé en Belgique. Elle s’assure des concessions minières qui doivent lui procurer le combustible et les minerais propres à sa fabrication. Elle crée un chantier naval et n’hésite pas à tourner ses regards vers les pays lointains, capables d’alimenter sa prodigieuse activité.

Il est bien sincère l’hommage que nous apportons à des hommes qui ont rendu de tels services au pays. Nous confondons dans un même sentiment tous ceux, industriels, ingénieurs et ouvriers qui ont assuré la grandeur de cette entreprise et qui, aujourd’hui encore, maintiennent sa haute réputation en accroissant sans cesse sa production. N’oublions d’ailleurs pas qu’à côté des progrès techniques la société n’a cessé de se préoccuper du bien-être de son personnel. Elle s’est signalée par d’heureuses initiatives de prévoyance et de philanthropie, et en s’intéressant au développement intellectuel et moral des travailleurs. Je pense que je serai l’interprète de tous en célébrant les mérites de M. Greiner et de son père qui ont apporté une part si marquante et avec un dévouement si éclairé à l’œuvre de direction des usines.

Je me réjouis, Messieurs, de me trouver ici au milieu d’une élite nombreuse parmi laquelle sont représentés tous ceux qui concourent à maintenir et à accroître notre production industrielle.

Je tiens à les assurer de mon dévouement aux grands intérêts économiques du pays. Depuis près de cent ans, ma famille a eu la constante ambition de contribuer à l’essor industriel et commercial de la Belgique.

L’établissement dont nous célébrons aujourd’hui le jubilé plus que centenaire participa très largement à montrer aux Belges enfermés dans d’étroites frontières politiques la voie qui devrait conduire leur pays à une des premières places parmi les grandes Puissances économiques du monde.

Une nation se préserve de la décadence et est sûre de rester forte quand elle suit résolument la marche du progrès dans tous les domaines et qu’elle utilise les meilleures aptitudes de ses nationaux au profit de l’accroissement de son bien-être général. Hormis le charbon, la Belgique ne dispose guère de ressources naturelles, mais elle possède le courage, l’énergie au travail de ses habitants, leur esprit d’initiative doublé d’un remarquable sens pratique.

Ce sont là d’incomparables richesses et ces qualités fondamentales de la race ont pu donner toute leur mesure, grâce au régime de libertés plus étendues que dans aucun autre pays.

Il est utile de constater que ce qui a assuré le succès et la prospérité de Cockerill, c’est que depuis son fondateur et, à son exemple, ses dirigeants ont eu des vues prévoyantes, un sens averti de l’avenir. Ils ont été en avance sur leur temps. John Cockerill a été le premier et longtemps le seul à avoir conçu un établissement de cette ampleur. Ses successeurs ont, souvent et avant d’autres, adopté les méthodes les plus progressives et les plus perfectionnées.

Il se dégage de tout cela une haute leçon. Il faut que moins que jamais nous ne nous laissions pas distancer par nos concurrents.

La science moderne ouvre des perspectives nouvelles et presque infinies à la technique. C’est dans les laboratoires de recherches que s’élaborent les rudiments de l’industrie future, et cependant, l’on ne peut se défendre de quelque inquiétude lorsque l’on constate la pénurie des moyens matériels dont les hommes de science disposent aujourd’hui chez nous pour poursuivre leurs études et leurs travaux. Il y a en Belgique une véritable crise des institutions scientifiques et des laboratoires, et les difficultés économiques issues de la guerre et de l’après-guerre ont mis les pouvoirs publics hors d’état de prendre par leurs seuls efforts les mesures décisives et radicales qui se recommanderaient pour remédier au mal. Le public ne comprend pas assez, chez nous, que la science pure est la condition indispensable de la science appliquée et que le sort des nations qui négligeront la science et les savants est marqué pour la décadence. Des efforts considérables et soutenus, des initiatives multiples s’imposent, si nous voulons — et nous devons le vouloir — maintenir notre rang et notre réputation. De nos jours, qui n’avance pas, recule. Je suis persuadé que l’élite industrielle qui m’écoute le comprend parfaitement. Je demande à tous ceux qui forment cette élite, de penser souvent à nos Universités, à nos écoles spéciales, à nos laboratoires. Le champ est largement ouvert, dans ce domaine, à l’initiative privée. Il faut que, nous inspirant d’exemples bien connus, mais jusqu’ici beaucoup moins fréquents en Belgique que dans certains pays étrangers, nous trouvions tous ensemble les moyens pratiques de promouvoir la science et d’encourager les chercheurs et les savants.

L’énergie nationale — dont nous célébrons aujourd’hui l’une des plus remarquables conquêtes dans le domaine industriel — nous est un sûr garant des possibilités de réalisation qui se déploient devant nous. La guerre a mis cette énergie à une redoutable épreuve.

Mais, cette épreuve, les Belges l’ont surmontée, grâce à leur indomptable courage et à leur amour de l’indépendance. Ils ont vraiment, dans ces temps héroïques, justifié leur devise !

Notre outillage économique, fruit d’efforts et de sacrifices séculaires, fut en grande partie détruit, mais personne ne songea à se décourager. La belle devise de Cockerill : « Courage to the last », caractéristique de la conduite du pays pendant la guerre, fut réellement celle des Belges attelés à la restauration du pays épuisé et ruiné par quatre ans d’une implacable occupation.

Nous pouvons avoir foi dans nos destinées, une nation libre comme la nôtre écrit elle-même son histoire. Notre passé peut répondre de ce qu’elle sera dans l’avenir. Notre ardeur au travail restera la grande richesse du pays. Les initiatives de nos industriels et de nos financiers, la science de nos ingénieurs, l’habileté de nos ouvriers viendront à bout des obstacles ».


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