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Demandes flamandes : les dangers du « comparativisme à la carte »

Carte blanche parue dans le journal "Le Soir" du 29 Août 2007
par Christian Behrendt, Professeur de droit constitutionnel comparé

Un certain nombre d'hommes politiques du Nord du pays, pour appuyer leurs demandes de transfert de compétences aux entités fédérées, ont fréquemment recours à des arguments de droit comparé. À suivre ces mandataires, les souhaits de transferts nouvellement formulés ne seraient, à bien y réfléchir, que la conséquence logique – et donc la consécration par excellence – d'une application cohérente de la théorie du fédéralisme. C'est ainsi que, pour justifier la demande visant à régionaliser la sécurité sociale (ou du moins, les allocations familiales), l'exemple de la Suisse est abondamment cité, étant donné que cet État ne dispose pas d'un système national de sécurité sociale mais laisse cette compétence aux 26 cantons qui composent la Confédération, de sorte qu'il existe une multitude de systèmes de sécurité sociale différents. De même, pour étayer la demande de la création de sous-nationalités, il est signalé qu'une telle sous-nationalité existe notamment en République fédérale d'Allemagne et aux Etats-Unis d'Amérique, sans que cela pose, dans ces pays, des problèmes inextricables. Enfin, pour donner un poids supplémentaire à la revendication d'une défédéralisation, fût-ce partielle, de la Justice – donc des Cours et tribunaux et des magistrats qui les composent – il est précisé que des juridictions fédérées existent notamment aux Etats-Unis, en Allemagne, en Suisse et au Canada (le cas de l'Autriche, État fédéral qui ne dispose pas de juridictions fédérées, n'est généralement pas mentionné).

Le raisonnement sous-jacent à tous ces exemples est identique : une nouvelle réforme de l'État ferait enfin du Royaume un «véritable» État fédéral, l'alignant sur la common practice des États à structure fédérale. C'est précisément cette affirmation (que l'on pourrait résumer sous le slogan «Ce que nous demandons, d'autres États l'ont déjà fait et cela ne pose aucun problème») que je souhaiterais combattre ici. À mon sens en effet, les exemples qui viennent d'être cités accusent un défaut, dirimant : leur extraordinaire sélectivité. Ainsi, pour prendre le dernier exemple – la défédéralisation de la Justice – il est relevé que l'Allemagne dispose de juridictions fédérées. Cela est vrai, mais ce que les adhérents de la défédéralisation passent bien volontiers sous silence est que la Constitution fédérale allemande entoure, par des dispositions de droit fédéral, cette autonomie juridictionnelle des entités fédérées de garanties à ce point strictes qu'elle peut, pour faire court, être considérée comme quasi inexistante. Or, ce n'est pas un tel système, me semble-t-il, que les adhérents à la défédéralisation de la Justice en Belgique souhaitent installer. Il est d'ailleurs piquant de relever qu'en République fédérale, pays où la Justice a été défédéralisée, un juriste muni d'un diplôme de l'Université de Munich peut toujours postuler à une place de magistrat devant un tribunal fédéré de l'État de Hambourg (possibilité que la Constitution fédérale, en son article 33, alinéa 2, consacre expressément), alors qu'en Belgique, pays où la Justice demeure, du moins pour l'heure, une compétence exclusivement fédérale, le titulaire d'une Licence en droit délivrée à Louvain-la-Neuve ne peut se présenter à une place de magistrat à Leuven (1), eût-il même réussi l'épreuve du bilinguisme légal.

Deuxième exemple, celui des sous-nationalités. Ici, ce sont avant tout les Etats-Unis qui sont cités. Certes, il est parfaitement exact qu'il existe des citoyens new-yorkais, texans, californiens et hawaiiens. Mais ce qu'il conviendrait de dire aussi, c'est que la Constitution fédérale américaine énonce depuis sa création en 1787 que «the Citizens of each State shall be entitled to all Privileges and Immunities of Citizens in the several States» (art. 4, section 2). Et la même idée peut être retrouvée en Allemagne : la Constitution fédérale accorde aux entités fédérées le droit de créer des sous-nationalités (art. 74, 8°), mais elle prévient tout risque de discrimination en énonçant que «Tout Allemand jouit dans chaque entité fédérée des mêmes droits et obligations». Pas question donc, par exemple, de réserver l'accès aux logements sociaux en Bavière aux seuls Bavarois. Or, ici aussi, on est en droit de se demander si c'est bien cette conception-là – neutre, en quelque sorte «non favorisante» – de la sous-nationalité que certains hommes politiques au Nord du Plat Pays poursuivent. Enfin, pour ce qui est de la sécurité sociale, qu'il conviendrait également de défédéraliser selon ces hommes politiques, il est intéressant d'observer que si le cas de la Suisse est abondamment cité, celui des Etats-Unis ou de la République fédérale – deux pays dans lesquels la «Sécu» demeure bel et bien fédérale – ne le sont pas. Honni soit qui mal y pense ? Et que dire alors du fait que personne des «autonomistes» au Nord ne relève que si les autoroutes et les voies navigables appartiennent aux entités fédérées en Belgique, elles relèvent de l'Autorité fédérale en Allemagne ?

Autant le droit constitutionnel comparé peut être utile, en mettant en relief les expériences d'autres États (en l'occurrence à structure fédérale), autant le comparativisme à la carte est dangereux. Car à ce petit jeu, on trouvera toujours un État qui, sur le point qui est considéré, pourra servir d'argument à celui qui souhaitera accorder encore davantage d'autonomie aux entités fédérées. Dans le débat sur la structure fédérale de la Belgique et en observant le discours des hommes politiques à orientation «régionaliste» au Nord, il est intéressant de relever non seulement leur grande loquacité à l'égard de certains sujets, mais aussi leur silence, lourd de sens, à l'égard d'autres : ainsi ne semble-t-il exister aucun parti politique au Nord qui n'ait réclamé l'instauration d'un mécanisme de contrainte fédérale (Bundeszwang, federal injunction power), mécanisme qui permettrait, le cas échéant, à l'Autorité fédérale de contraindre une entité fédérée défaillante à remplir ses obligations constitutionnelles sur le plan interne. Un tel mécanisme existe notamment en République fédérale (Article 37 de la Constitution), et il pourrait s'avérer précieux en Belgique le jour où un ministre régional de l'Intérieur, autorité de tutelle compétente pour les provinces et communes de sa région, refuserait de sanctionner un bourgmestre (par exemple pour ne pas avoir distribué les convocations électorales – mais ceci ne relève-t-il pas de la pure fiction ?). Ce qui est certain en tout cas, c'est que, dans une telle hypothèse, le droit belge positif laisse l'Autorité fédérale sans pouvoir d'injonction.

Dans le Federalist Paper n° 51, rédigé en 1788, le célèbre constitutionnaliste américain James Madison a brillamment démontré qu'un État à structure fédérale n'est viable que si les niveaux fédéral et fédéré se contrebalancent et freinent mutuellement («when they check and balance each other»). S'il revient à chaque pays de déterminer ce point d'équilibre, il est en tout cas certain qu'une approche dogmatique et sélective, qui aspire à dévisser les boulons d'un côté de la balance seulement, risque à moyen terme, si elle est réellement mise en oeuvre, de conduire à une situation intenable : Madison le savait déjà – mais qui a dit qu'il fallait le lire ?



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