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Du bruit et de la gêne

02/08/2012

Alors que le bruit est indissociable de la plupart des activités humaines, c’est seulement à la fin des années 1960 et au début des années 1970 que notre environnement sonore a commencé à intéresser les chercheurs. Un intérêt qui n’a cessé de grandir à l’image du volume sonore de nos sociétés. Chercheur au Laboratoire d’anthropologie sociale et culturelle de l’Université de Liège, Paul-Louis Colon a publié un article intitulé «Ecouter le bruit, faire entendre la gêne» (1). Une approche ethnographique du bruit.

entendre bruitContrairement à Shakespeare qui avait pu écrire Beaucoup de bruit pour rien, nous vivons une époque où beaucoup de bruit équivaut assez souvent à beaucoup de désagrément, voire de nuisance. Une gêne qui revêt différentes formes selon le public concerné. Si le bruit a toujours été présent dans notre société, l’urbanisation et le développement des transports automobile et aérien ont contribué depuis plus d’une trentaine d’années à une notable augmentation du volume sonore auxquelles nos oreilles sont soumises. «Cette inflation du volume sonore a amené une prise de conscience de notre environnement sonore dans les années 1970, explique Paul-Louis Colon, chercheur au Laboratoire d’anthropologie sociale et culturelle de l’Université de Liège. C’est à cette époque que les politiques commencent à se saisir de la question du bruit et réfléchissent à une réglementation. En Belgique, la première loi fédérale sur le bruit date de 1973. C’est également alors que se développent d’une part, des programmes de recherche sur le bruit en sciences physiques et d’autre part, des réflexions artistiques au travers de plasticiens et musiciens, tels que l’Américain Max Neuhaus, qui explore les bruits et le paysage sonore.» A cette approche contemplative du paysage sonore, très en vogue il y a une trentaine d’années, ont succédé de multiples études et recherches scientifiques tant d’un point de vue acoustique que social. La démarche adoptée par Paul-Louis Colon «se situe au carrefour de deux thématiques de recherche qu’elle tente d’articuler. La première est la question de la gêne liée au bruit ; la seconde concerne ce que l’on pourrait nommer l’’expérience auditive ordinaire’, c’est-à-dire les savoir et savoir-faire liés à l’écoute dans la vie courante».

Dimension symbolique et contextuelle du bruit

Constatant que la corrélation entre le niveau de bruit et la gêne déclarée est assez faible, des recherches ont été effectuées afin de déterminer d’autres paramètres qui entrent en jeu comme la dimension symbolique et contextuelle. «Le contexte joue un rôle important, confirme le chercheur. Au-delà de la dimension acoustique, d’autres facteurs influent sur la gêne tels que le jugement de normalité porté sur le son, le contexte relationnel interpersonnel (dans le cas du bruit de voisinage), le mode de gestion du problème et l’attitude des acteurs institutionnels face aux riverains (dans le cas du bruit autour des aéroports), l’attachement au territoire et l’investissement dans la vie locale (également en ce qui concerne le bruit des avions)». A côté de cette approche liée à la nuisance, celle qui porte sur l’écoute aborde également les problèmes liés au bruit mais entend surtout explorer les aspects positifs de l’environnement sonore.

Toutefois, il est apparu rapidement aux chercheurs, notamment ceux du Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain (CRESSON) à Grenoble que ce sont les aspects négatifs qui prévalaient dans les discours des acteurs. «Les chercheurs du CRESSON ont donc développé des outils méthodologiques spécifiques destinés à susciter un discours sur cet objet peu verbalisé, qui ont permis la construction de notions théoriques propres à rendre compte de l’écoute ordinaire. Ils ont ainsi mis en évidence la contribution des sons à l’identité des lieux, et en retour, la pertinence du contexte social et culturel dans la lecture sonore des espaces.» Paul-Louis Colon a combiné l’accès par l’expérience ordinaire à l’accès par la gêne afin d’aborder le bruit et la gêne qu’il peut provoquer. Il a ainsi étudié la manière dont les facteurs se combinent et suscitent une sensation de gêne et comment la personne gênée va y remédier. Dans le cadre de son étude, il a effectué 25 entretiens approfondis réalisés le plus souvent au domicile des personnes, c’est-à-dire sur le lieu où se produisent principalement les nuisances. Ces entretiens ont été contextualisés par des observations de réunions, d’actions citoyennes, des discussions informelles et des documents produits par les acteurs. Alors que les études sur la gêne sont souvent ciblées sur une catégorie précise de sources sonores, l’analyse a comparé entre elles des situations de nuisances sonores très variées (trafic aérien, trafic routier, voisinage, activités récréatives, industries, etc.).

Emergence de la gêne

«Le bruit recouvre différents sens, poursuit Paul-Louis Colon. Il y a le son qui gêne, le son qui est objectivement fort, le son que produit une chose, etc. Tout peut être du bruit. Pour un même niveau acoustique, tout le monde ne ressent pas nécessairement une gêne. C’est un sentiment très subjectif mais ce n’est pas pour cela que c’est personnel. C’est subjectif dans le sens où cela mobilise l’individu ; ce n’est pas personnel, car des personnes différentes, dans des situations différentes, éprouvent la gêne selon des processus similaires. Or, cette dimension subjective est assez peu prise en compte. Dans de nombreux cas, on a une approche normative. En deçà de certaines normes, on considère ainsi qu’il n’y a pas de nuisance sonore. C’est le cœur de la problématique car cela n’empêche pas que si la gêne n’existe plus légalement, elle est toujours bien présente.» Nous évoluons en permanence dans un environnement sonore et la gêne apparaît lors d’une modification de l’attention portée à cet environnement. Encore que tous les phénomènes sonores qui se produisent ne provoquent pas nécessairement de gêne. Certains sont passagers, d’autres ne sont ressentis que parfois longtemps après qu’ils soient apparus. bruit villeCette identification a alors un effet de «révélation» comme l’illustre le cas de cette personne vivant seule dans une maison rurale et fort affectée par le bruit des avions. Elle déclare ainsi que le bruit n’a commencé à la gêner qu’à partir du moment où elle a pris conscience que c’était un problème alors que le bruit existait déjà avant. Le déclic s’est produit lorsqu’un ami lui a signalé qu’il passait un avion toutes les trois minutes au-dessus de sa terrasse. Dans un autre cas, une femme s’est rendu compte du bruit des avions qu’il y avait chez elle en visitant une nouvelle maison. Une fois qu’elles ont pris conscience de la gêne, les personnes vont chercher à identifier ce qui les dérange et qui varie souvent d’une personne à l’autre.

bruit oreille"Un élément commun de la nuisance est son caractère répétitif, même si certaines personnes sont sensibles au bruit d’un tracteur qui passe, d’une tondeuse ou d’une tronçonneuse. «Les personnes ont appris à identifier dans les sons des propriétés particulières qui alimentent leur gêne, au moyen de rapprochements entre différents types de sons et différentes occurrences, explique Paul-Louis Colon. C’est précisément l’étalement des phénomènes dans le temps, leur répétition, qui permet la mise en exergue de la différence. Mais les propriétés perceptives du son ne le définissent pas complètement, le contexte de perception importe également, à plusieurs niveaux. Les individus sont plus sensibles au bruit la nuit, par exemple. Il y a également le contexte plus large dans lequel le bruit se situe, dont l’ampleur peut varier du niveau interpersonnel aux enjeux sociétaux. Par exemple, plusieurs personnes rencontrées au cours de l’enquête associent étroitement le son des avions et les tensions entre Communautés en Belgique (dans le cas de Bruxelles-National)».

Un bruit persistant et douloureux

En identifiant ce bruit et en ressentant une nuisance, la personne vit dès lors une réelle souffrance. Comme le souligne une dame interrogée par l’auteur : «C’est une douleur, mais ce n’est pas une douleur vive, c’est une douleur sourde et continue. C’est même pas une douleur, c’est une espèce de gêne, quelque chose qui vous agace, avec lequel vous devez vivre, comme une espèce d’arthrose, un rhumatisme ou un truc comme ça, dont on n’arrive pas à se débarrasser». D’autant que, comme le pointe Paul-Louis Colon, «dans la rencontre avec le bruit, les personnes se mettent d’elles-mêmes, par leur souci de comprendre ce qui se passe, en position d’être toujours plus affectées, sans pouvoir agir sur le bruit». Confrontées à une nuisance sonore, certaines personnes utilisent des techniques de défense comme l’écoute de la musique, généralement plus forte que le bruit, celle-ci créant alors un «effet de masque» qui atténue la source de la nuisance, ou des stratégies d’évitement consistant à organiser leurs activités et leur occupation des espaces domestiques en fonction des modes d’apparition du bruit. Outre les conséquences négatives que ces nuisances provoquent sur l’état émotionnel et la santé des personnes qui les subissent, on remarque aussi qu’elles pâtissent de ce que l’auteur appelle «la difficulté de se faire entendre». D’abord, parce qu’elles éprouvent souvent des difficultés à mettre des mots sur la gêne qu’elles ressentent ; ensuite, parce qu’elles constatent que l’on traite souvent leur problème seulement sous l’angle des niveaux acoustiques. Pour peu que l’on mesure des niveaux qui répondent aux normes en vigueur, le problème est minimisé, voire nié. Alors que «ces niveaux ne rendent pas compte de nombreuses situations de gêne». L’intérêt d’une ethnographie, à la différence d’enquêtes ponctuelles par questionnaire, par exemple, est qu’elle permet d’aller plus loin que l’identification des facteurs qui influent sur la gêne, en montrant comment ceux-ci se combinent dans la situation de nuisance, et comment cette situation peut évoluer sur un temps long. Dans cette perspective, le déterminisme des différents facteurs n’apparait plus univoque. Leurs poids respectifs peuvent varier au cours du temps et leurs significations être réinterprétées. La personne gênée n’est pas passive par rapport à sa gêne : elle essaie de la comprendre, la mettre à distance, la contourner et retrouver par là une certaine maîtrise sur son environnement.

(1) «Ecouter le bruit, faire entendre la gêne», in Communications. Les bruits dans la ville (dir. A. Pecqueux), n°90, pp. 95 – 107, 2012.


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