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Les pucerons à l'heure du réchauffement climatique

11/05/2017

L'impact du changement climatique sur le comportement des insectes est une matière peu étudiée à ce jour. Les enjeux agronomiques et économiques sont pourtant considérables dans un monde qui verra sa concentration en dioxyde de carbone (CO2) augmenter sensiblement au cours des prochaines décennies. Une étude  sur la phéromone d'alarme du puceron vient d’être réalisée par des chercheurs de l’Université de Liège (Gembloux Agro-Bio Tech). Conclusion ? La hausse de la concentration du CO influence directement le signal d’alerte des pucerons : ils perdent une partie de leur capacité à signaler la présence d’une menace et ils réagissent moins devant celle-ci. Tout bénéfice pour les prédateurs et donc les cultures ? A voir…

Chez beaucoup d'espèces d'insectes, la recherche d'un partenaire sexuel ou de nourriture repose sur leur capacité à percevoir des signaux chimiques présents dans l'environnement. C'est le cas, par exemple, des insectes ravageurs de cultures comme les pucerons, qui émettent des "odeurs" leur permettant de communiquer entre eux et  qui permettent aussi à leurs prédateurs de les repérer. Dans le contexte des changements climatiques, et particulièrement des modifications de concentrations en gaz à effet de serre, on peut légitimement se demander si cette communication chimique sera - ou non - altérée, et dans quelles proportions. De gros enjeux économiques sont en balance. En plus de les affecter directement, les pucerons sont en effet capables de transmettre des virus aux plantes et de faire dépérir les cultures au point de réduire les rendements de 5 à 10%. Dans des zones tempérées comme les nôtres, il en existe au bas mot une centaine d'espèces qu'il s'agit de combattre avec la plus grande efficacité possible. 

FigCO2 pheromone

Schéma qui illustre le cheminement de la phéromone d'alarme

De là, l'intérêt des travaux d'Antoine Boullis et de François Verheggen du Laboratoire d'Entomologie fonctionnelle et évolutive de Gembloux Agro-Bio Tech. « Il est notoire que la concentration d'un gaz comme le CO2 influence sensiblement le métabolisme des végétaux, explique François Verheggen, chef de travaux. Notre hypothèse est qu'une modification de la concentration en COdans l'atmosphère enclenche une réaction en cascade influençant le niveau trophique supérieur, c'est-à-dire celui de l'insecte phytophage. Comme nous disposons à Gembloux d'une expérience incontestable en écologie chimique, issue notamment de décennies de recherches entomologiques, il s'agit de la mobiliser au mieux pour comprendre l’effet des changements climatiques sur la communication au sein de ce qu'on appelle les relations tritrophiques, soit les interactions entre l'insecte, sa plante hôte et ses ennemis naturels (prédateurs). Nous pourrons ainsi mieux conseiller les agriculteurs face à une évolution rapide du climat ».

Première du genre à Gembloux, la recherche d'Antoine Boullis examine l’effet du CO2 sur les conditions de production, d’émission et de perception d'une des phéromones les plus connues du puceron des pois (Acyrthosiphon pisum Harris), identifiée dans les années septante: la phéromone d'alarme (E)-β-farnésène (Eβf). Dès qu'elle est relarguée dans l’air, cette "odeur" transmet un message de danger à tous les congénères présents aux alentours qui, dès lors, fuient la plante hôte ou se laissent tomber au sol afin d'échapper à la menace. Pour savoir comment les insectes réagissent à une variation de la concentration en CO2, les chercheurs ont mis au point des enceintes artificielles dans lesquelles la concentration de ce gaz peut être contrôlée. Ils y ont fait pousser des fèves des marais (Vicia faba L.), plantes hôtes habituelles des pucerons qu'ils ont également introduits dans le dispositif, sous une atmosphère enrichie ou non en CO2 (soit 0.04 %, soit  0.08 % de l'air ambiant), se calquant ainsi sur l'un des scénarios les plus "pessimistes" du GIEC pour 2100. Ils ont laissé ceux-ci se reproduire et s'acclimater pendant plusieurs mois à ces conditions relativement proches de l'environnement "naturel".

Des pucerons sous influence

"Nous avons d'abord remarqué que le contenu en Eβf, sous l'action du doublement du CO2, diminuait d'environ 20 % chez nos pucerons, commente Antoine Boullis. Ensuite, nous avons mis en contact ces pucerons avec des prédateurs - des coccinelles asiatiques (Harmonia axyridis Pallas) - afin de mesurer par chromatographie en phase gazeuse la quantité de phéromone émise lors d’une attaque. Et, là aussi, nous  avons remarqué une diminution de quelque 20 à 30 % des émissions d'Eβf par les pucerons attaqués sous l'action du doublement des concentrations de CO2. Sans être énormes, ces diminutions (observées près d'une trentaine de fois selon notre protocole méthodologique) se sont néanmoins avérées significatives. Elles nous ont amenés à énoncer la probabilité que, dans une atmosphère sensiblement plus riche en CO2, les pucerons auront perdu une partie de leur aptitude à signaler la présence d’une menace dans la colonie". 

La suite des travaux a consisté  à s'intéresser à la réponse des pucerons lorsqu’ils perçoivent cette phéromone d’alarme. Comment ceux-ci, dans l'atmosphère enrichie en dioxyde de carbone, allaient-ils réagir à l’émission d'Eβf par leurs congénères, tant en termes de perception du signal chimique par les antennes que de réaction collective? "Nous n'avons constaté aucune différence de perception neuronale sous l'effet du doublement de la concentration en CO2, répond Antoine Boullis. Enfin, dans une dernière étape, nous avons observé la réaction de colonies de pucerons entières sous atmosphère enrichie; et cela, sous l'effet de différentes doses de phéromones que les pucerons sont susceptibles d'émettre en conditions naturelles. Le résultat était clair: quelle que soit la dose de phéromone utilisée, le taux de fuite des pucerons au sein de la colonie était plus faible - quelque 50 % - sous l'effet du doublement du CO2".

Enceintes CO2 Gembloux

Photo des enceintes d'élevage mises en place à Gembloux Agro-Bio Tech

La conclusion des travaux est donc claire. La hausse de la concentration du CO influence directement le signal d’alerte des pucerons via la diminution de trois des quatre signaux analysés. François Verheggen résume le constat en d'autres mots: "En atmosphère enrichie, le "cri d'alarme" laisse davantage indifférent qu'en atmosphère normale". Les pucerons s'en retrouvent plus vulnérables à leurs prédateurs: tout bénéfice pour des insectes auxiliaires comme les coccinelles, qui auront plus facilement accès à leur nourriture. Et... tout bénéfice pour l'agriculteur. 

Un champ de recherches à développer

Vive le réchauffement climatique, dès lors ? Les deux scientifiques n'en tirent pas pour autant une telle conclusion, loin de là. "Nous n'avons travaillé ici que sur un seul modèle, souligne François Verheggen. Il est impossible, à ce stade, de généraliser ces conclusions pour d’autres espèces. Il faudrait aussi impérativement tenir compte des adaptations de la plante aux modifications des concentrations de gaz à effet de serre, et pas simplement des réactions entre insectes". Une autre expérimentation, non publiée à ce jour, va d'ailleurs dans un sens sensiblement différent. Elle semble indiquer que les femelles de syrphes, prédateurs naturels des pucerons (comme les coccinelles), sont davantage stimulées à pondre leurs œufs dans une atmosphère "normale" en CO2  que dans un environnement enrichi. En d'autres mots : les augmentations des concentrations du gaz à effet de serre seraient préjudiciables aux syrphes, ce qui nuirait à l’efficacité de leur prédation sur les insectes ravageurs de type pucerons. On semble être là dans une configuration exactement opposée à celle observée avec les pucerons et les coccinelles sur la fève des marais.

Quoi qu'il en soit, la construction des bâtiments de l'Ecotron est une perspective qui enchante l'équipe du Pr Verheggen. Cette plate-forme, dont l'achèvement est prévu pour août 2017, permettra de réaliser des expérimentations plus sophistiquées dans ce domaine de recherche, en simulant divers environnements agricoles soumis à des modifications atmosphériques, de température, d'hygrométrie, d'ensoleillement etc. "La simulation du climat des prochaines années, telle qu'elle se pratiquera en routine dans l'Ecotron, fera du Laboratoire d'Entomologie fonctionnelle et évolutive de Gembloux Agro-Bio Tech l'une des cinq, voire l'une des trois unités de recherches les plus performantes en Europe pour étudier l'impact des changements climatiques sur les interactions plantes-insectes". 

(1) BOULLIS Antoine, FASSOTTE Bérénice, SARLES Landry, LOGNAY Georges, HEUSKIN Stéphanie, VANDERPLANCK Maryse, BARTRAM Stefan, HAUBRUGE Eric, FRANCIS Frédéric, VERHEGGEN François J, Elevated carbon dioxide concentration reduces alar signaling in aphids Journal of Chemical Ecology, 2017


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