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Méliès, le magicien du fantastique

19/07/2012

Des têtes qui explosent, des squelettes qui reviennent à la vie, des corps qui se dupliquent, des personnages qui disparaissent dans un nuage de fumée… Pas de doute : l’œuvre de Georges Méliès, l’un des pères fondateurs du cinéma, comporte une bonne dose de fantastique. Dick Tomasovic analyse sa filmographie sous l’angle particulier du « corps extatique », figure importante de ce genre cinématographique.

Georges-MeliesDe ses débuts comme prestidigitateur dans un cabaret parisien jusqu’à l’épilogue de sa vie comme vendeur de jouets et de confiseries dans une boutique de la gare Montparnasse, tout (ou presque) a été écrit sur lui. Son œuvre a fait l’objet de dizaines d’ouvrages, ses films sont encore réédités aujourd’hui. Septante-quatre ans après son décès, il retrouve des couleurs sur les grands écrans actuels, agrémenté de la musique électronique du groupe français Air, via un documentaire retraçant sa carrière (Le voyage extraordinaire, Serge Bromberg et Éric Lange). Le réalisateur américain Martin Scorsese lui a même rendu hommage avec le long-métrage Hugo Cabret, sorti en salles en 2011.

Bref, pas facile d’apporter un regard neuf sur le travail de Georges Méliès, l’un des deux pères fondateurs du septième art (ou l’un des trois, si l’on ne considère pas les frères Lumière en tant que duo). Dick Tomasovic, chargé de cours au sein du département des arts et sciences de la communication de l’Université de Liège, s’est pourtant prêté à l’exercice, en signant un chapitre dans l’ouvrage collectif Les cinéastes français à l’épreuve du genre fantastique (1). Un  livre dirigé par Frédéric Gimello-Mesplomb, qui s’intéresse aux auteurs qui se sont un jour frottés à ce style particulier et généralement peu affectionné par le grand public.   

Un exercice périlleux. Car comme tout bon professeur d’arts du spectacle qui se respecte, Dick Tomasovic connaît bien sûr ses classiques. Mais il l’admet lui-même : il n’est ni un spécialiste du réalisateur, ni même un expert du cinéma des premiers temps. « D’ailleurs, à l’époque où l’on m’a sollicité pour rédiger ce texte, il y a presque trois ans, je ne m’intéressais même pas vraiment au genre fantastique ! » Ses domaines de prédilection sont plutôt le cinéma contemporain et d’animation. Pourtant, contre toutes attentes, il  accepte la proposition de Frédéric Gimello-Mesplomb et propose lui-même de s’attaquer à Méliès.

Retrouver ce nom à côté de ceux de réalisateurs comme Louis Feuillade, Jean Cocteau, Luc Besson, Jean Rollin ou encore François Ozon peut passablement surprendre. On avait déjà abondamment décrit Méliès comme l’inventeur du trucage, le père des effets spéciaux, le pionnier de la science-fiction, mais on l’avait toutefois plus rarement présenté comme le précurseur du cinéma fantastique. C’est pourtant le parti pris par Dick Tomasovic. « Il a initié des figures du fantastique. Des thématiques qui vont ensuite constituer les fondements de ce genre », assure-t-il. Pour démontrer sa thèse, il s’appuie sur l’un des thèmes majeurs du fantastique : les figures extatiques.

Des corps malmenés

L’extase, ce mélange de contemplation et d’exaltation, ce sentiment capable de nous faire « rompre avec la commune mesure des choses », se retrouve pleinement dans la filmographie du cinéaste, selon le chercheur. Que ce soit sous l’aspect spirituel ou religieux, sexuel, ou purement physique (expérience physique extrême).

Et de citer un exemple, Éclipse du soleil en pleine lune (1907), qui résumerait à lui seul la plupart de ces manifestations extatiques. Dans ce film, comme le titre l’indique, les deux astres (le premier étant habité par un visage masculin, la seconde par des traits féminins) entament leur progression l’un vers l’autre et finissent par se superposer. La lune se met à réaliser des mimiques associables au plaisir (yeux levés au ciel, sourires, langue passée sur les lèvres, etc.) Un professeur, qui observe ce spectacle céleste du bout de son téléscope, finit par en perdre la raison, tant et si bien qu’il tombe par la fenêtre. Après sa chute, il entre dans une transe que ses élèves semblent avoir du mal à apaiser.

Mais le plus souvent, l’extase « mélièsienne » est fortement liée à la question de l’expérience physique. Éclatements, morcellements, disparitions, évanouissements, gesticulations, pétrifications, désintégrations, métamorphoses, transmutations, figements … Aucun supplice n’est épargné aux personnages présents dans la plupart de ses films.  Les corps sont malmenés, manipulés, instrumentalisés. « Dans tous les films fantastiques, l’une des thématiques essentielles est la métamorphose, décrit Dick Tomasovic. Une thématique que Méliès exploite complètement. Il a inventé un registre de jeu dénué de tout réalisme, très éloigné des conventions théâtrales. Les corps sont troublés, ils sortent de leurs limites. »

Dans Le voyage dans la lune (1902), sans doute son œuvre la plus connue, un savant s’attaque à des « guerriers lunaires » à coups de parapluie, les faisant éclater puis disparaître dans un nuage de fumée. Dans L’homme à la tête de caoutchouc (1901), le réalisateur  interprète un savant un peu fou qui entreprend de gonfler une tête armé d’un énorme soufflet. Il appelle son assistant, qui lui aussi veut tenter l’expérience, mais il y met trop d’ardeur et la tête finit par exploser. Enfin, dans Le cake-walk infernal (1903), dernier exemple parmi tant d’autres, les corps de deux diablotins, qui viennent de se battre en s’arrachant une cape qui prend feu, disparaissent subitement dans les flammes.

L’ancêtre du cartoon

« Les acteurs sont traités comme des figurines, des objets qu’il fallait travailler, manipuler. Les corps sont des matériaux à façonner », analyse le chercheur. Georges Méliès le disait lui-même : il ne choisissait pas ses comédiens pour leur capacité à exprimer leurs sentiments mais bien pour leurs performances physiques. Et puisque l’on est jamais aussi bien servi que par soi-même, il endossait régulièrement le premier rôle de ses courts-métrages. Il fut le premier à comprendre que l’acteur de cinéma devait développer un jeu spécifique. « Rien n’est plus mauvais que de le regarder [le spectateur] et de s’occuper de lui lorsque l’on joue, ce qui arrive inévitablement les premières fois, aux acteurs habitués à la scène et non au cinématographe », affirmait-il, ajoutant que le comédien se devait d’être « doué d’agilité, un acrobate, un sportif », plutôt qu’un penseur. 

Pourtant, malgré toutes les péripéties qu’ils semblent endurer, « ces corps n’ont pas du tout l’air de souffrir, remarque Dick Tomasovic. Il n’y a pas de psychologie des personnages. On retrouve vraiment la même logique que dans les cartoons. » Un peu comme lorsque Titi joue les pires tours à Grosminet. Ce dernier explose, brûle, chute, se fracasse la tête contre des troncs d’arbre, ramasse des coups de batte de base-ball… mais finit toujours par se remettre sur pied, sans jamais grimacer de douleur.

Ce « côté toon » présent dans l’œuvre de Méliès fait dire à Dick Tomasovic que ce dernier n’était pas seulement un magicien des images, mais aussi un « animateur. » « On retrouve chez lui les prémices d’une esthétique que l’on retrouvera plus tard dans le cinéma d’animation, estime-t-il. Sa manière de traiter les corps, de les animer en les faisant remuer curieusement ressemble d’ailleurs à la technique de la pixilation, qui consiste à "animer" des corps vivants ou des objets en les filmant image par image. »     

Le dernier des prestidigitateurs

Évidemment, le cinéaste n’oublie pas ses racines. Les figures fantastiques qu’il exploite à l’écran lui sont fortement inspirées par son passé de prestidigitateur. Comme lorsqu’il exerçait ses talents sur les planches du théâtre parisien Robert-Houdin, l’illusion d’optique et les trucages restent toujours présents. « Il réalise des films à "trucs", mais il va complètement modifier son rapport à la magie. L’illusion change de nature et se met au service de la narration. La prestidigitation pose un problème de crédibilité. Les gens se demandent : comment a-t-il fait ? Dans ses films, par contre, on ne se pose plus la question du "comment" mais bien du "pourquoi". Il s’agit toujours d’en mettre plein la vue, d’étonner, d’ébahir le spectateur, mais en le plongeant dans une histoire féérique, merveilleuse. »  

On décèle par ailleurs dans la filmographie de Georges Méliès toute une série de thèmes qui traverseront par la suite le genre fantastique. Comme la question du double, que l’on retrouve notamment dans L’homme à la tête de caoutchouc (la tête gonflée est la même que celle du laborantin). Ou encore celle de la communication avec l’au-delà, « thématique importante du fantastique  que la découverte d’un autre monde et la communication entre deux univers. » Un aspect que l’on retrouve entre autres dans Le Monstre (1903), racontant l’histoire d’un pharaon qui demande à un prêtre de faire revenir sa dulcinée à la vie. Ce dernier habille le squelette d’un voile et fait obéir cette créature au doigt et l’œil, avant de lui rendre véritablement apparence humaine. Enfin, il suffit de parcourir les titres de ses œuvres pour se rendre compte que le surnaturel n’est jamais bien éloigné de l’univers « mélièsien » : Le manoir du diable, L’auberge ensorcelée, Le revenant, Le Royaume des fées, Faust aux enfers, Les 400 farces du diable, La prophétesse de Thèbes, L’alchimiste Parafaragamus

« Finalement, ce qui m’intéresse le plus chez Méliès, c’est ce que j’étudie depuis le début de ma carrière : la représentation du corps au cinéma, explique Dick Tomasovic. Comment décide-t-on de représenter un corps en mouvement ? Cela véhicule tout un imaginaire et nous en apprend beaucoup sur une époque, une idéologie. »

Se (re)plonger dans ce cinéma des premiers temps permettrait enfin de trouver des réponses aux questions soulevées par le septième art actuel, à l’heure où celui-ci construit un nouveau genre, à mi-chemin entre prises de vue réelles et animation. On pourrait entre autres citer Avatar, Les aventures de Tintin, Les Avengers, La nuit au musée… Autant d’œuvres hybrides, qui s’affranchissent de la logique des genres. « Aujourd’hui, si un réalisateur ne maîtrise pas toutes ces nouvelles techniques, il fera difficilement carrière ! Presque tous les films en utilisent », souligne le chercheur. Selon lui, cette hybridation serait le signe d’une volonté de retrouver cette force extatique des origines. Georges Méliès a encore sans doute plus d’un éclairage à apporter à l’histoire du cinéma…

(1) Gimello - Mesplomb F. (Dir), Les cinéastes française à l'épreuve du genre fantastique, L'Harmattan, 2012


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