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Femmes de pouvoir

02/07/2012

Dans un ouvrage collectif (1) codirigé par Éric Bousmar (Fac. Saint-Louis Bruxelles), Jonathan Dumont (ULg), Alain Marchandisse (ULg) et Bertrand Schnerb (Univ. Lille3), une trentaine d'historiens francophones et anglo-saxons passent à la loupe trente-sept cas de « femmes politiques », au Moyen Âge tardif et à l'aube de la Renaissance. Bien au-delà du cas souvent cité de l'inévitable Jeanne d'Arc, ces femmes ont, par leur habileté tout à la fois politique et militaire, marqué leurs contemporains, historiens y compris, laissant de ce fait derrière elles des sources documentaires — narratives, diplomatiques, comptables — plus ou moins nombreuses et précises permettant de discuter la nature de leur pouvoir. Qu'elles aient ou non choisi de l'exercer, et qu'elles l'aient fait avec des succès relatifs, elles n'en sont pas moins « trop peu étudiées », selon Alain Marchandisse. Ce volume gros de quelque 650 pages, sobrement intitulé Femmes de pouvoir, femmes politiques durant les derniers siècles du Moyen Âge et au cours de la première Renaissance, apporte donc un éclairage bienvenu sur ces reines et princesses que furent les Catherine de Médicis, Jacqueline de Bavière, Marguerite de G et autres Isabelle de Castille.

COVER-Femmes-de-pouvoirIl serait doublement inexact de penser que le Moyen Âge fut, coincé entre une auguste Antiquité et une providentielle Renaissance, une tranche d'Histoire exclusivement ténébreuse et brutale, où, au milieu d'hommes puissants, les femmes se bornaient silencieusement à l'enfantement pour des trônes divers. « Ce n'est guère la réalité des choses », déclare Alain Marchandisse, maître de recherches FNRS au département de recherches Transitions et enseignant au Département des Sciences historiques de l'Université de Liège. « La société médiévale est infiniment plus complexe, plus raffinée que celle, essentiellement guerrière, que nous livrent les clichés d’une certaine vulgarisation manichéenne ». Loin du « Grand Vide » et de « l'Âge sombre » que l'on évoque généralement, il s'agit d'une société bien plus culturelle et bien plus cultivée qu'on ne le pense, et pour cette raison plus attachante. Une société créative qui, en milieu curial, vit dans la musique, la poésie et le théâtre. Quant aux femmes, elles y avaient réellement un rôle à jouer. Et Jonathan Dumont, chargé de recherches FNRS à l'ULg (Transitions), d'ajouter : « Elle est par ailleurs animée par une vraie philosophie politique ».

Développement du pouvoir féminin

Surprenant ? Il est vrai que, depuis le xive siècle en particulier, le « modèle français » excluait toute éventualité de voir une femme accéder au trône de France. Pourtant, à lire l'ouvrage de politologie historique présenté ici, la réalité du pouvoir à l'intérieur même du royaume semble moins binaire. Femmes de pouvoir, femmes politiques, qui déborde du Moyen Âge tardif sur la Première Renaissance, examine en quatre épais volets, dans une perspective comparatiste, le profil de 37 femmes de pouvoir emblématiques qui se sont particulièrement distinguées par leurs interventions répétées et délibérées dans les affaires d'État. « Pour une part parce que l'esprit du temps y était favorable », explique Jonathan Dumont. « Plus on descend vers la fin du Moyen Âge et que l'on s'achemine vers une Catherine de Médicis, plus l'idée de 'femme politique' prend corps. Sans doute au gré de ce qu'on pourrait appeler une dépersonnalisation progressive du pouvoir, c'est-à-dire au gré du cheminement de l'idée selon laquelle le corps politique n'appartient plus à un seul homme mais à un groupe, à d'autres personnes réputées douées des qualités nécessaires pour incarner le pouvoir ».

Mais, au-delà, il faut surtout retenir que ce sont souvent d'heureuses circonstances qui fondent le pouvoir de la femme : un vide se crée qu'une dame de cour vient combler. « De manière générale, les femmes émergent tout spécialement lorsqu’un pouvoir masculin disparaît : parce qu’il n’y a pas de frère aîné, parce que le prince est parti en croisade, ou encore parce que celui-ci est mineur ». Anne de Beaujeu (1461-1522), fille aînée du roi de France Louis XI, exerce ainsi une régence au bénéfice de son frère Charles VIII, alors mineur. Blanche de Castille (1188-1252) sera portée au pouvoir lorsqu'elle sera confrontée à la minorité de son fils (Louis IX, futur Saint Louis), puis à son départ en croisade. Isabeau de Bavière (1371-1435) règnera, elle, dès lors que son époux, le roi de France Charles VI, sera frappé, de façon périodique, par des crises de folie incapacitantes. Il s'agit le plus souvent, selon la formule de Colette Beaune (Université Paris Ouest Nanterre La Défense), d'un pouvoir « au nom de », de la même manière que le roi gouverne au nom de Dieu et que le chevalier brandit l'épée au nom du seigneur. « On trouve, au fil de l'ouvrage, bon nombre de personnages féminins dont le pouvoir trouve à s'exercer par délégation de jure (de droit) ou de facto (de fait)», explique Alain Marchandisse.

Marguerite de Bavière, une « poigne » 
au secours du duc de Bourgogne

Lequel consacre pour le coup un chapitre, en guise de « prolégomènes à une biographie à paraître », à Marguerite de Bavière (1363-1424), « duchesse de Bourgoigne, contesse de Flandres, d'Artoys et de Bourgoigne palatine, dame de Salins et de Malines » (sic), épouse de Jean Sans Peur, duc de Bourgogne. Celui-ci, tenu de se déplacer en personne dans ses principautés, avait estimé devoir incarner son autorité, là où il n’était pas présent lui-même, soit dans la personne de son fils aîné, Philippe de Charolais, futur Philippe Le Bon, soit dans celle de son épouse, Marguerite de Bavière, «représentante permanente, dans les principautés méridionales, d'un duc de Bourgogne constamment occupé ailleurs et, à ce titre, (…) en mesure d'exercer l'ensemble de ses pouvoirs », écrit Alain Marchandisse. Au registre de ces délégations, Marguerite de Bavière occupe une place intermédiaire dans le processus de développement du pouvoir féminin, à mi-chemin entre sa belle-mère Marguerite de Male, épouse de Philippe le Hardi, et la fameuse Isabelle de Portugal, épouse de Philippe le Bon, « qui, à certains moments, incarne une gouvernance très proche de celle d'une princesse consorte ». Qualifiée d' « affreuse chouette » en raison de son physique réputé peu avantageux, Marguerite de Bavière, bien qu'entourée d'un cercle de conseillers, n'en prend pas moins, « de maîtresse manière » selon l'auteur, un certain nombre de dispositions administratives et militaires qui, posées tantôt officiellement, tantôt tacitement, ne seront pas sans conséquences politiques, quoique toujours en cohérence avec la démarche politique menée par le duc. Marguerite de Baviere« À l'instar d'Isabelle de Portugal, Marguerite aime à clore ses mandements par l'expression 'car tel est mon bon plaisir', cette clause de plaisir (...) par laquelle la duchesse entend montrer qu'elle détient un pouvoir de commandement et la maîtrise personnelle de la décision ».

Ainsi, en 1410, lorsque, dans le Charolais, le duché de Bourgogne se voit forcé de défendre le comté face à ses ennemis, Marguerite ordonne qu'y soient envoyés au plus vite hommes et armes, tandis que, précise l'auteur, « tous les habitants de son bailliage gagnent les villes, châteaux et forteresses, avec leurs biens, (...) que les places-fortes soient armées, mises en défense, gardées, (...) que par ailleurs tous ceux qui seront affectés à la garde des villes et des forteresses prêtent un serment de fidélité à la cause ducale et que tous et chacun soient contraints à observer les injonctions de la duchesse » face à une situation qualifiée par cette dernière de « si grande et si perrilleuse qu'elle touche la vie, l'onneur, l'estat et la chevance [le bien, ndlr] de mondit seigneur et de sa lignye et la destruction perpetuelle de sesdiz païs et subgiez [sujets] ».

Catherine-de-MedicisL'année suivante, face aux assauts de Louis II de Chalon, comte de Tonnerre, dans le duché de Bourgogne, Marguerite ordonne un renforcement des défenses et la fermeture des villes, rassemble les fonds en même temps que, mandatant systématiquement des chefs de guerre, elle organise une reconquête percutante des places fortes assiégées par Chalon. En 1417, elle assurera encore directement la protection des frontières du duché face aux assauts armagnacs, démontrant une fois de plus sa capacité à endosser parfaitement le rôle politique que l'on attendait d'elle, dans un contexte où, comme le rappelle Colette Beaune en conclusion du présent ouvrage, la multipolarité des États bourguignons imposait une certaine division du travail. « Marguerite de Bavière était une femme pétrie d'une certaine force de caractère, elle avait une poigne qui a aussitôt trouvé à s'exprimer dans l'influence politique réelle dont elle pouvait se prévaloir, bien au-delà du simple susurrement à l'oreille de l'époux », conclut Alain Marchandisse. « Jean Sans Peur n'aura d'ailleurs jamais eu, me semble-t-il, qu’à se féliciter d'avoir épousé Marguerite ».Soulignons cependant que le pouvoir féminin ne trouvait pas seulement à s'exprimer dans l'action politique, mais également dans l'art en tant que vecteur d’un message politique. L'illustration de la première de couverture de l'ouvrage concerné ici en atteste. L'épouse d'Édouard IV d'Angleterre, Élisabeth Woodville (1437-1492), s'y trouve ainsi représentée « en majesté » (voir illustration ci-contre), revêtue de tous les attributs symboliques du pouvoir — la couronne et le sceptre bien entendu, mais également le globe, le manteau bleu doublé d'hermine, recouvrant une robe rouge — alors même qu'elle ne fut jamais reine consorte ni reine régente, mais l'épouse d'un roi de plein exercice. « Les femmes de cour, qui sont potentiellement des femmes de pouvoir, ont de très grandes préoccupations artistiques. Celles-ci sont d'ailleurs très souvent des femmes cultivées, rappelle Jonathan Dumont. Elles rassemblent par exemple, comme leurs maris, des bibliothèques, et jouent un rôle prépondérant de mécènes, à l'instar d'une Marguerite d'Autriche (ndlr : gouvernante des Pays-Bas pour le compte de l’empereur Charles Quint), qui fait l'objet d'un chapitre de l'ouvrage. Mais surtout, l'art leur permet à la fois d'affirmer leur magnificence et de transmettre un message politique. Pouvoir et art sont consubstantiels, le premier étant servi par le second », explique l'historien.

Success stories, ou presque

Femmes de pouvoir, femmes politiques ne se résume pas, cependant, à une collection de success stories, même si, confessent Jonathan Dumont et Alain Marchandisse, les sources documentaires ont tendance à « faire mieux connaître les vainqueurs, à magnifier les histoires glorieuses tout en laissant dans l'ombre les carrières qui le sont beaucoup moins ». Sur les trente-sept trajectoires de femmes politiques abordées ici, dont certaines font figure de modèle — Jeanne d'Arc, qui a « fait un roi et fondé une nation », et Isabelle la Catholique, réputée pour « ses qualités d'homme dans le corps d'une femme », viennent évidemment à l'esprit et font ici chacune l'objet d'une contribution, sans qu'elles occultent pour autant l'épaisseur politique d'une Catherine de Médicis (1519-1589, régente de France pendant la minorité de son fils Charles IX) ou d'une Anne de Beaujeu —, sept sont des échecs plus ou moins retentissants, c'est-à-dire, si l'on suit l'avis de Colette Beaune, des cas d'impopularité ou d'impossibilité de conserver ou de transmettre le pouvoir. Au rang de ces femmes politiques tenues en échec, Isabeau de Bavière, Marguerite de Clisson (1372-1441, qui échoua à placer un de ses fils à la tête du duché de Bretagne), ou encore Jacqueline de Bavière (1401-1436).

Cette dernière est avant tout « une héritière de principautés territoriales, aux confins occidentaux du Saint-Empire, qui s'est trouvée, à l'âge de 15 ans, à la tête de trois comtés, occupant une position stratégique dans la géopolitiques du temps, et qui, 16 ans plus tard, a dû renoncer définitivement à leur possession », écrit Éric Bousmar (Saint-Louis, Bruxelles), qui lui consacre un long chapitre sous-titré L'inévitable excès d'une femme au pouvoir ? Fille de Guillaume IV de Hainaut (aussi connu sous le nom de Guillaume VI de Hollande) et de Marguerite de Bourgogne, la soeur de Jean Sans Peur, Jacqueline de Bavière, alors qu'elle n'est âgée que de 16 ans, se retrouve veuve du dauphin de France Jean de Touraine, son premier mari, et dans le même temps orpheline de son propre père Guillaume IV (par conséquent, elle devient également héritière des trois comtés de ce dernier). Nous sommes en 1417. Encore sans héritier direct pour les trois comtés, mais guidée aussi par un dessein de collaboration politique, Jacqueline fait le choix stratégique de se remarier à Jean IV, duc de Brabant et de Limbourg. Jacqueline-de-BavièreRapidement cependant, dans une querelle de succession, Jacqueline se voit dépossédée des deux-tiers de ses terres et son honneur de princesse territoriale bafoué. Elle est ainsi placée, selon Éric Bousmar, « au coeur d'une contradiction entre le devoir de subordination conjugale, inhérent à son statut d'épouse, et ses devoirs princiers, essentiels à sa qualité d'héritière ».

Loin d'être condamnée à la passivité, Jacqueline fait alors le choix radical, après plusieurs années de lutte acharnée pour faire valoir ses droits, de quitter son époux. Elle se remariera en 1422, en Angleterre, avec le duc Humphrey de Gloucester, qui bientôt l'aidera à entreprendre la reconquête de ses territoires, que Jean IV estime désormais siens. En 1425, Jacqueline de Bavière la « preude femme » à jamais soucieuse d'apparaître comme une femme de pouvoir légitime, sera pourtant tenue à nouveau en échec face à son second mari, et capitulera définitivement en 1433, traité à l'appui — dans lequel elle sera forcée d'écrire : « nous, qui sommes femme, n'y sommes pas crainte, ne obéye si bien qu'il appertient (...), ne pouvons si bien entretenir, régir et gouverner en bonne paix, union, équité et transquillité que vouldrions et bien besoing seroit ». Elle décèdera trois ans plus tard.

(1) BOUSMAR Éric et al., Femmes de pouvoir, femmes politiques durant les derniers siècles du Moyen Âge et au cours de la première Renaissance, Bruxelles, De Boeck, Bibliothèque du Moyen Âge, n°28, 2012.


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