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Les Belges, champions du « noir »

21/06/2012

Commandée et financée par le Service public fédéral (SPF) Sécurité sociale et le Service public fédéral de programmation (SPP) de la Politique scientifique, cette recherche est le fruit d’une collaboration entre la KU Leuven, l’ULB et l’ULg, plus précisément le CREPP (Center of research in public economics and population economics) avec Sergio Perelman et Jérôme Schoenmaekers. L’étude ne se limite pas au travail au noir et à la fraude aux contributions (cotisations) sociales, mais couvre également la fraude aux allocations et à toutes les formes possibles de fraude sociale. Elle a pour objectif d’informer les responsables politiques de l’ampleur de la fraude et de formuler des recommandations en vue d’améliorer la lutte contre les différents types de fraude.

La plupart des pays européens s’efforcent aujourd’hui de redresser leurs finances publiques en restaurant un meilleur équilibre entre les recettes et les dépenses. Conforter voire augmenter les premières, contenir voire réduire les secondes : en général, c’est en agissant sur les deux parties de leur budget qu’ils cherchent à réduire les déficits qui se sont creusés au cours des dernières années. C’est le cas de la Belgique, comme de bien d’autres pays de l’Union européenne (UE). Même si notre situation économique est moins préoccupante que celle de la Grèce ou d’autres pays du bassin méditerranéen, nous avons une raison particulière de ne pas laisser nos finances publiques se détériorer davantage encore : c’est le niveau très élevé de notre endettement. Avec une dette publique frôlant les 100% du produit intérieur brut (PIB, c’est-à-dire la richesse totale produite pas le pays en un an), la Belgique est, en effet, le troisième pays le plus endetté d’Europe, après la Grèce et l’Italie. 

Si les pouvoirs publics veulent s’attaquer résolument au redressement de leurs finances, ils ont intérêt à ne négliger aucune piste permettant de les y aider. Ils doivent donc, aussi, lutter plus efficacement contre la fraude fiscale et sociale. Ce phénomène leur inflige, en effet, d’importantes pertes de recettes, parce que des contribuables ne paient pas la totalité des impôts dont ils sont redevables (fraude fiscale) et parce que des  entreprises ou des particuliers esquivent les cotisations qu’ils devraient verser à la sécurité sociale (fraude sociale). La fraude sociale alourdit les dépenses publiques de manière injustifiée lorsque des particuliers perçoivent des allocations sociales (chômage, invalidité…) auxquelles ils n’ont pas droit. La Belgique s’est également engagée dans un effort accru pour lutter contre ces types de fraude.

COVER-Travail-au-noirMais, pour pouvoir lutter efficacement contre la fraude sociale et fiscale,  il faut en connaître l’ampleur, savoir quelles en sont les manifestations, les causes et les motivations. Mesurer l’ampleur de ces phénomènes, que l’on désigne classiquement par le terme d’économie souterraine, n’est pas facile puisqu’ils relèvent, par définition, d’une volonté de dissimulation à l’autorité.

Dans cette nouvelle publication (1), les chercheurs publient les résultats d’une enquête, menée à l’été 2010, sur les activités frauduleuses de Belges, leurs opinions et leurs motivations. Cette recherche a été commandée et financée par le Service public fédéral (SPF) Sécurité sociale et le Service public fédéral de programmation (SPP) de la Politique scientifique. Elle est le fruit d’une collaboration entre la KU Leuven, l’ULB et l’Ulg, plus précisément le CREPP (Center of research in public economics and population economics) avec Sergio Perelman et Jérôme Schoenmaeckers. L’ampleur, la méthode et le contenu de l’enquête ont été soigneusement préparés. Mais, pour de nombreuses raisons notamment budgétaires, son déploiement à grande échelle n’a malheureusement pas pu être réalisé comme prévu. Au lieu de réaliser une enquête représentative de la totalité de la population, il a fallu en réduire l’échelle et limiter sa portée à une « étude pilote » valable, devant permettre de mettre au point la méthodologie d’une enquête complète, à grande échelle.

immersion-iceberg

Cette enquête-ci,  prévue à l’origine pour 4500 répondants, est donc restée limitée à un échantillon de 246 personnes. Malgré cette limitation, disent les chercheurs, le contenu et la qualité de l’instrument de recherche ne fait aucun doute. Ils ont donc traité cette enquête avec les réserves qu’imposent l’échantillon réduit, mais cela ne les a pas empêchés de formuler certaines observations éclairantes dans le cadre de la lutte contre la fraude.

L’étude a été lancée sous l’acronyme « SUBLEC » pour « Survey on the black economy », enquête sur l’économie souterraine. Elle ne se limite pas au travail au noir et à la fraude aux contributions (cotisations) sociales, mais couvre également la fraude aux allocations et à toutes les formes possibles de fraude sociale. Elle a pour objectif d’informer les responsables politiques de l’ampleur de la fraude et de formuler des recommandations en vue d’améliorer la lutte contre les phénomènes étudiés.

La méthode retenue a été celle de l’interview orale approfondie, en face-à-face et dans les deux grandes langues nationales, sur la base d’un échantillon structuré constitué parmi la population belge de 18 à 75 ans, répertoriée au sein des divers parastataux de la sécurité sociale. L’échantillon a été constitué par la Banque Carrefour de la sécurité sociale (BCSS), qui l’a ventilé en 17 catégories représentatives de la population globale (actifs, non actifs, salariés du secteur privé ou du secteur public, indépendants, divers allocataires sociaux, etc.). Les personnes sélectionnées devaient être contactées par écrit via la BCSS, afin de demander leur accord de participation à l’enquête. Et seules les personnes ayant donné une réponse positive pouvaient être contactées par les enquêteurs. Cette restriction peut évidemment produire des distorsions dans les réponses obtenues, en raison du caractère indiscret et « délicat » des questions posées. En fin de compte, les chercheurs ont pu travailler avec un groupe de réponse net de 246 personnes, ce qui correspond à une bonne étude pilote. La participation présente déjà une certaine sélectivité de réponse. Les indépendants, les chômeurs et les personnes au foyer ont moins participé, tandis que les pensionnés, les personnes actives dans l’horeca, l’administration publique, l’enseignement et les soins de santé ont répondu proportionnellement davantage.

Quatre Belges sur dix achètent au noir

Les résultats de l’enquête indiquent que 38,8% de la population belge ont acheté un bien (produit) ou un service (nettoyage, plomberie, jardinage…) au noir pendant les douze mois qui ont précédé la collecte d’informations, à l’été 2010. Ce pourcentage est bien plus élevé que celui fourni par l’Eurobaromètre pour la Belgique, et il est également supérieur aux chiffres européens. L’ampleur des achats de biens et services au noir est également considérable : le montant moyen de la plus grande dépense est de 1 553 €, alors que l’Eurobaromètre n’indiquait que 1 050 € pour la Belgique et 1 028 € pour la moyenne de l’Europe à 27 (EU27).

Mais ce n’est pas tout : dans cette étude, l’offre de travail au noir est également nettement supérieure à ce qu’indique l’Eurobaromètre. Pas moins de 14,1% des répondants ont en effet admis avoir travaillé au noir, contre seulement 6% des Belges dans l’Eurobaromètre et 5% de la population dans l’EU27.

Si on le multiplie par le montant moyen, le pourcentage de la population qui achète ou offre des biens ou des services au noir donne un volume moyen de la fraude par personne, et peut être exprimé par rapport au PIB. Les chiffres de l’étude donnent 1,9% du PIB comme montant moyen  consacré à l’acquisition de biens et services en noir, et ils établissent à 0,6% du PIB la valeur globale du travail effectué au noir. Normalement, ces deux chiffres devraient être identiques, puisque l’offre répond à la demande. Mais les deux démarches ne sont sans doute pas considérées comme aussi avouables ! Manifestement, les Belges admettent plus facilement avoir acheté au noir que d’avoir, eux-mêmes, travaillé en noir. Cette dernière réalité est donc certainement sous-évaluée.

Mais les chercheurs estiment que les deux chiffres sont probablement des sous-estimations. On remarque en effet que, dans la présente enquête,  l’offre et la demande de biens et services au noir sont systématiquement supérieures aux chiffres de l’Eurobaromètre. C’est d’autant plus remarquable que l’échantillon universitaire belge est biaisé (même après pondération) dans le sens du répondant « honnête ». On peut en conclure sans grand risque qu’en matière de fraude, la « partie immergée de l’iceberg » serait encore bien plus importante…

Le questionnaire SUBLEC  portait également sur d’autres formes de fraude : déclaration fiscale incorrecte, revenus payés « sous la table », autres fraudes fiscales dans les revenus mobiliers et immobiliers, dans les droits de succession et d’enregistrement. Certaines réponses à ces questions sont résumées dans le tableau ci-dessous.

Tableau-Travail-au-noirNC

On peut en déduire, notamment, qu’outre l’utilisation et l’offre de travail au noir dont il a déjà été question, 2% des salariés déclarent avoir été payés sous la table, 5,6% des allocataires admettent que l’allocation qu’ils perçoivent ne correspond pas tout à fait à ce à quoi ils ont vraiment droit, tandis que 4,3% des allocataires combinent leur allocation avec du travail au noir. En outre, 24% des contribuables reconnaissent que leur déclaration fiscale n’est pas totalement correcte.

Puisque « charité bien ordonnée commence par soi-même », il est plus facile de signaler un comportement frauduleux chez autrui que d’admettre ses propres « faiblesses », petites ou grandes. Les chiffres sont donc systématiquement plus élevés lorsqu’on demande aux répondants s’ils « connaissent quelqu’un » qui commet l’un ou l’autre type de fraude. La partie droite du tableau tend donc à confirmer que la fraude réelle est bien plus étendue que la fraude avouée…

Pourquoi trichez-vous ?

fraude fiscaleQuels sont les facteurs qui déterminent le comportement frauduleux ? Le fait de connaître quelqu’un d’autre qui fraude semble avoir une influence significative sur son propre comportement. « Cela peut être un point de départ important pour la politique, à savoir casser cette spirale du ‘l’autre le fait bien aussi’ ou ‘tout le monde le fait’, donc ‘moi aussi’ », suggèrent les chercheurs.

Le fait d’être bénéficiaire d’une allocation sociale (chômage, retraite…) a un impact négatif sur la demande et sur l’offre de travail au noir. C’est l’inverse de ce qui est généralement attendu quant aux raisons attribuées au travail au noir, à savoir, surtout, une stratégie de survie pour les allocataires sociaux, afin de compléter leurs revenus modestes et/ou de consommer à moindre prix.

Les indépendants, quant à eux, semblent relativement plus demandeurs de travail au noir. En revanche, ils ne se presseraient pas particulièrement pour en proposer, et ne seraient pas non plus les champions toutes catégories de la fraude fiscale, contrairement aux opinions largement répandues à leur propos.

Interrogés sur les causes du travail au noir, les répondants mentionnent presque exclusivement la pression fiscale, et donc l’avantage de s’y soustraire. Quant aux mesures les plus efficaces pour lutter contre le travail non déclaré, ils accordent également de l’attention au facteur de contrôle, au risque d’être pris et aux sanctions qui en découlent. Les décideurs politiques peuvent en déduire qu’il ne faut pas tout attendre de la seule réduction de la pression fiscale, mais que la population s’attend aussi à c e qu’il existe un système de contrôle adéquat.

« Tuer » le noir : risqué ?

Parmi les observations marquantes ou étonnantes apparues au terme de cette enquête, on relèvera par exemple qu’en Flandre, il est relativement plus souvent mentionné que le travail au noir émane des entreprises, tandis que les répondants francophones parlent davantage du circuit informel des amis, des collègues, des connaissances et de la famille. Un autre élément mérite l’attention des autorités qui souhaitent lutter contre la fraude mais se voient objecter, parfois, que de nombreuses activités disparaîtraient si l’on « tuait » le travail au noir : les deux tiers des répondants auraient acheté le bien ou le service sur le marché régulier si c’était le seul endroit où il était proposé, tandis qu’un quart de l’échantillon aurait recours au  bricolage.

A la question de savoir ce qui inciterait le répondant à acquérir les produits ou services dans le circuit officiel, la moitié répond qu’ils se laisseraient convaincre par les garanties contre les défauts et les vices : voilà un point de départ possible d’une campagne contre le « noir », pensent les chercheurs. Les réponses des allocataires sociaux sur le caractère « adéquat » de leur allocation donnent l’image d’un « Etat providence sous pression » : 58% des bénéficiaires d’un revenu de remplacement le trouvent trop faible ou beaucoup trop faible, et 35% l’estiment « juste suffisant » par rapport à leur revenu antérieur. Mais cela n’incite pas ces répondants à travailler ou consommer au noir davantage que les autres.

Sur la base des résultats fournis par cette étude pilote, les chercheurs estiment que le moment est venu de mener une enquête à plus large échelle, auprès d’un échantillon suffisamment large pour être vraiment représentatif de la population. Ils admettent que la méthode qu’ils proposent est coûteuse en temps et en argent. Ils ajoutent cependant que, si une telle enquête doit être réalisée à intervalles réguliers, elle ne doit certainement pas être annuelle. L’investissement serait donc assorti d’une certaine durabilité. De quoi convaincre les pouvoirs publics ?    

[1] Jozef Pacolet, Sergio Perelman, Frederic De Wispelaere, Jérôme Schoenmaekers, Laurent Nisen, Ermano Fegatilli, Estelle Krzeslo, Marianne De Troyer, Sigrid Merckx, Social and fiscal fraud in Belgium. A pilot study on declared and undeclared income and works: SUBLEC, Acco, Leuven, 2012.


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