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Modéliser la pollution d'un estuaire

10/07/2012

Les petits ruisseaux font les grandes rivières, dit l’adage populaire. Cela signifie aussi qu’une pollution à un endroit précis d’un cours d’eau se répercute en aval avec plus ou moins d’ampleur et de rapidité. Des chercheurs de l’université de Liège ont développé un modèle mathématique et informatique qui permet de prédire l’évolution d’une pollution dans l’estuaire de l’Escaut. Un outil qui pourrait servir, par exemple, dans le cadre d’une planification de mesures environnementales visant à réduire les quantités de nitrates ou de phosphates dans nos cours d’eau et nos estuaires.

Un jour que je me promène sur le marché de la Batte à Liège, ma fille laisse tomber son doudou dans la Meuse. Drame ! Je tente de la réconforter en lui expliquant que son nounours bleu électrique (c’est souvent laid un doudou !) va flotter paisiblement au fil de l’eau jusqu’à l’embouchure du fleuve aux Pays-Bas et qu’une fois dans la mer, il sera adopté par un petit poisson qui n’avait pas de doudou… Bingo ! L’enfant trouve ce dénouement, au fond, plutôt heureux. Et nous pouvons aller chercher le poulet du dimanche… Et ma fille, l’air de rien, vient d’apprendre une loi hydrodynamique : ce qui est jeté dans un cours d’eau finit dans la mer. Pas rien que les doudous, la pollution aussi : les sachets plastiques abandonnés par les commerçants ambulants du marché dominical ; les eaux usées chargées en déchets organiques des villes et villages qui ne sont pas encore équipés de station d’épuration ; les pollutions industrielles des entreprises situées au bord de la voie d’eau ; les engrais agricoles lessivés par les pluies ; etc.

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Les pollutions mesurées dans les estuaires des grands fleuves européens sont préoccupantes. Et elles ont un impact non négligeable sur la faune et la flore. Chez certains poissons, par exemple, on enregistre des taux de polluants organiques (les PCBs notamment) très élevés au point que leur fonction de reproduction pourraient en être altérée (voir l’article Polluants organiques : la mer boit la tasse). Gorgés de nutriments d’origine humaine (nitrate, phosphate…), les estuaires et les eaux côtières peuvent être le théâtre de « blooms phytoplanctoniques », une explosion soudaine de la masse de ces micro-organismes photosynthétiques qui vivent en suspension dans la colonne d’eau. Dans certains cas, la croissance est si rapide qu’elle consomme tout l’oxygène de l’eau et asphyxie les autres organismes.  Dans d’autres cas, les espèces de phytoplancton qui se développent ainsi produisent des toxines qui sont nocives pour la faune aquatique mais aussi pour l’homme via la consommation de poissons ou de coquillages. Les pêcheurs en Mer du Nord connaissent bien cette teinte brunâtre que peut prendre la mer au printemps. Leurs filets sont souillés par une écume qu’ils appellent « jus de tabac ». En fait, il s’agit d’une masse phytoplanctonique qui parfois se déverse sur les plages sous la forme d’une mousse blanchâtre peu ragoûtante, au grand dam des baigneurs.

Jeter deux morceaux de bois dans l’eau…

De nombreux chercheurs s’intéressent à ces différents phénomènes inquiétants. Le bateau océanographique Belgica arpente régulièrement nos eaux côtières et l’estuaire de l’Escaut pour permettre aux biologistes et aux chimistes de prélever des échantillons d’eau et les analyser. Une autre voie de recherche est celle de la modélisation mathématique et numérique de la pollution. C’est la voie choisie par le professeur Eric Delhez (Mathématiques générales, Faculté des Sciences appliquées), qui vient de publier un article dans Journal of Marine Systems sur le transport des polluants dans l’estuaire de l’Escaut (1). « Notre modèle vise à prédire le transport des polluants dans l’estuaire. L’objectif global est de développer des outils qui permettent d’éclairer des choix politiques ou techniques d’aménagement du territoire, de limitation des sources de pollution ou encore de prévoir les conséquences d’un accident industriel. »

Carte-ScheldtPour illustrer par une image la difficulté d’un tel modèle, il suffirait de jeter deux morceaux de bois à la source de l’Escaut à Gouy, dans le nord de la France, et d’attendre à l’embouchure à Anvers 360 kilomètres plus loin pour voir s’ils vont arriver côte à côte au même moment. Non évidemment ! Les facteurs susceptibles d’influencer leur parcours sont tellement nombreux ! « Un fleuve, résume Eric Delhez, ce n’est pas un simple tuyau. C’est un système ouvert : le fleuve se jette dans la mer mais la marée rétroagit sur le système (ndlr. dans l’Escaut, la marée se fait sentir jusqu’à 150 km de l’embouchure). La section d’un tuyau est homogène, celle d’un fleuve varie d’un endroit à l’autre : dans l’estuaire de l’Escaut, vous pouvez rencontrer des bancs de sables, des quais, des chenaux… La nature du sol varie également : du sable, de la boue, du gravier... » La difficulté d’une telle modélisation, c’est aussi l’échelle de temps. Nos deux morceaux de bois mettront plusieurs semaines pour descendre l’Escaut. Dans ce laps de temps, la météo peut fluctuer : le vent et la pluie vont évidemment influencer le débit, d’un jour à l’autre, d’une semaine à l’autre, d’une saison à l’autre, d’une année à l’autre. Le système est très complexe mais aujourd’hui les ordinateurs sont assez puissants pour intégrer toutes ces variables.

Plus difficile de modéliser un cube qu’un carré

Les premiers modèles hydrodynamiques sont apparus il y a une trentaine d’années. Un des pionniers dans ce domaine a été le professeur Jacques Nihoul de l’Université de Liège, qui a créé le premier modèle mathématique de la Mer du Nord. Il s’agissait à l’époque de modèles en deux dimensions, destinés à prédire la hauteur des marées et protéger le littoral des effets des tempêtes. Lorsque les calculateurs sont devenus assez puissants, dans les années 90, sont apparus les premiers modèles en trois dimensions, qui tenaient aussi compte de la colonne d’eau. « On n’est plus face à un carré, résume Eric Delhez, mais face à un cube ! C’est 1000 fois plus complexe ! » Certes les lois de base restent celles de la physique newtonienne, comme par exemple F = ma  (Force = Masse x Accélération). Une loi qui, au demeurant, vaut aussi bien pour un fluide que pour une voiture ou un coureur à pieds. Mais pour appréhender l’hydrodynamique d’un estuaire, il faut inventer d’autres équations, qui tiennent compte des variables observées sur le terrain.

Une de ces variables, ce sont les sédiments en suspension dans l’eau. Non seulement, l’estuaire n’est pas un simple tuyau, mais de plus, l’eau de l’Escaut n’est pas limpide comme de l’eau du robinet. Elle est trouble, remplie de microparticules d’origine minérale ou organique. « Et certains polluants ont une propension à s’accrocher à ces microparticules, explique Eric Delhez, ce qui influence évidemment leur dynamique de transport. Celle-ci sera différente de celle d’une substance qui est dissoute dans l’eau. » En tenant compte de ce que les chercheurs appellent le « coefficient de partition » (la propension d’un polluant à accrocher les sédiments), il est possible de calculer le temps qu’un polluant déterminé mettra pour descendre le fleuve. Le modèle des chercheurs liégeois montre qu’un verre d’eau pure versé dans l’Escaut à Gand arrivera 60 jours plus tard à Vlissingen, 160 kilomètres plus loin dans l’estuaire. Tandis qu’un polluant ayant une forte propension à s’accrocher aux sédiments arrivera seulement après 160 jours à Vlissingen. Pourquoi cette différence ? En s’accrochant aux particules, les polluants vont sédimenter et se déposer au fond du fleuve, avant d’être remis en mouvement lors d’un épisode d’agitation du fleuve, par exemple les marées de vives-eaux ou les tempêtes, et d’aller se redéposer au peu plus loin, et ainsi de suite…

Distribution-rejet
La théorie de l’âge 

« Cette modélisation, explique Eric Delhez, utilise la notion « d’âge » ou de « temps caractéristique ». Ce sont les concepts et les équations qui permettent de quantifier la vitesse à laquelle divers processus se déroulent, ici un processus de transport. C’est une notion que peuvent intégrer les biologistes ou les chimistes, une monnaie d’échange entre les ingénieurs de bureau que nous sommes et les autres scientifiques qui s’intéressent comme nous à l’état de santé de nos cours d’eau. » Le chimiste peut en effet estimer si tel ou tel processus a le temps de se réaliser en 60 jours ou en 160 jours. De la même manière, un biologiste pourra estimer l’impact d’une pollution, par exemple aux métaux lourds, sur la faune et la flore selon le temps que le polluant reste dans l’estuaire. La théorie de l’âge, qui fonde le modèle numérique liégeois, est un concept général dont l’application dépasse la modélisation hydrologique. Elle est par exemple aussi utilisée pour calculer la propagation d’un nuage radioactif à la suite d’un accident nucléaire comme Tchernobyl ou Fukushima.

Pourrait-on imaginer de vérifier la validité de la simulation numérique en réalisant des mesures sur le terrain ? « Certains aspects du modèle sont validés en comparant les concentrations calculées avec les mesures in situ prises par les océanographes de terrain. Les notions d’âge ne sont par contre pas directement accessibles à l’expérience, explique Eric Delhez. Si expérimentalement vous déposez quelques litres de polluant à Gand, aucun instrument actuellement disponible ne mesurera quoi que ce soit 160 jours plus tard à Vlissingen. L’estuaire de l’Escaut est un laboratoire naturel bien trop vaste. La seule possibilité serait de prendre des mesures à l’occasion d’une grosse pollution accidentelle. » On peut éventuellement l’attendre, se préparer à réagir. De là à l’espérer, il y a un pas que le chercheur ne franchit évidemment pas.

(1) DELHEZ E. & WOLK F., Diagnosis of the transport of adsorbed material in the Scheldt estuary: A proof of concept, Journal of Marine Systems, 0924-7963 (in press)


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