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Harcèlement au travail : n’oubliez pas l'entourage !

26/06/2012

Longtemps, dans les cas de harcèlement moral au travail, on s’est surtout intéressé à la victime ou, plus récemment, au couple victime-harceleur. L’étude réalisée par Adélaïde Blavier et Daniel Faulx sort de ce sentier battu : grâce un à nouveau modèle d’analyse, ils passent au crible le contexte, décrit par les témoignages des collègues et du management. Or cela change tout…


Xavier : - Je suis par-dessus-tout un professionnel. Les relations humaines sont secondaires.
Anne :-Il me disait tout le temps que j’étais nulle.
John (en sourdine): -Pour lui, ce qui compte, c’est le boulot. Pour elle, les relations humaines.

Harcelement-2Il suffit d’un petit effort d’imagination pour transformer l’article publié par Daniel Faulx et Adélaïde Blavier, psychologues et Professeurs à l’Université de Liège (1), en une pièce de théâtre, ou presque. Les dialogues et l’intrigue sont prenants, les héros, aussi : Xavier et Anne, entourés ici par d’importants acteurs secondaires. Dans un spectacle classique, ces seconds rôles feraient les chœurs. Ils viendraient régulièrement réciter ce que les acteurs principaux ne disent pas, ne soupçonnent pas, ne savent pas, ne captent pas. Mais le plus étonnant, c’est que les Pr Adélaïde Blavier et Daniel Faulx ne nous proposent pas une fiction. Xavier et Anne existent (même s’il s’agit, ici, de « noms de scène »). Ils sont les protagonistes d’une situation de harcèlement au travail. Un drame qui rejoint de nombreuses réalités vécues dans le monde du travail…

Pour plonger dans l’histoire de Xavier et d’Anne,  les psychologues ont suivi une grille d’analyse originale : le modèle liégeois. Conçu par le professeur Daniel Faulx (2), il repose sur un principe novateur. L’un de ses fondements ? Décrypter le harcèlement moral au travail sans se focaliser uniquement sur la victime ou sur le couple bourreau-victime. Au programme : une approche globale, systémique. Tour à tour, les collègues, le chef de service et les membres de la hiérarchie concernés sont  interrogés et entendus. « Le défi consiste à comprendre la complexité de ce qui s’est passé, à considérer et à intégrer des angles d’analyse multiples et des points de vue diversifiés sur une même situation », précise Adélaïde Blavier. Bien peu d’études ont proposé le point de vue de l’agresseur présumé et, moins encore, celui de leurs collègues. Pourtant, cette nouvelle manière d’approcher le harcèlement et sa dynamique change en partie la vision que l’on en a. De plus, elle ouvre des portes vers de nouvelles possibilités de diagnostic, de prévention et de prise en charge.

Des formes diverses de harcèlements

Depuis que Marie-France Hirigoyen (3) a « popularisé » la notion de harcèlement moral, une quantité impressionnante d’études – et des lois- lui ont été consacrées. Les harcèlements au travail – un phénomène qui n’augmenterait ni ne diminuerait ces dernières années- en font partie. Pour ceux qui en doutaient, l’étude d’Adélaïde Blavier et Daniel Faulx confirme leur complexité et leur diversité.

Au sein d’une organisation, le harcèlement au travail recouvre des agressions, directes ou plus subtiles – mais sans caractère sexuel-, entre collèges, supérieurs hiérarchiques et/ou subordonnés. Certes, certaines fonctions dans l’entreprise semblent davantage se prêter à l’exercice du harcèlement. Mais gare aux apparences ! Le harcèlement se produit aussi au sein d’un même service, entre des collègues de même rang ou de fonctions identiques. De même, un « ancien » peut harceler un « petit jeune ». Ou, au contraire, un « petit nouveau » s’en prendre à un employé expérimenté. Ou viser un membre de la hiérarchie…

Tous les harcèlements au travail comportent en commun des comportements hostiles répétés de la part d’une personne envers une autre, avec des conséquences blessantes pour la personne visée. « Le phénomène de harcèlement débute généralement de manière insidieuse et progressive. En tout cas – point important-, il s’agit d’un processus dynamique et il va en s’aggravant », rappelle le Professeur Blavier.

Je, tu, il harcèle…

Harcelement-5Tous les harceleurs ne sont pas forcément des pervers ou des « psychopathes ». Parfois, on devient un harceleur petit à petit, sans s’en être vraiment rendu compte. Mais il arrive aussi que, dès le début, on se conduise ainsi, volontairement. L’ambition sert parfois de moteur au harcèlement, tout comme le sentiment de sa propre supériorité et de ses propres compétences par rapport à d’autres. Méfiance : en chacun de nous, un harceleur potentiel pourrait sommeiller, prêt à se réveiller en cas de situation spécifique où nous serions plongés. Ainsi, à l’occasion de difficultés professionnelles ou personnelles, certaines personnes commencent à s’en prendre à d’autres et devenir des harceleurs, ce qu’elles n’auraient, à priori, pas fait dans d’autres conditions… « En revanche, certaines personnes ne se laissent pas enfermer dans une position de victime harcelée, alors que d’autres vont davantage s’y laisser entraîner », souligne Adélaïde Blavier. « Les dynamiques de travail influencent l’émergence de cas de harcèlement. Ainsi, certains contextes de travail s’avèrent plus à risques que d’autres. Par exemple, lorsque des personnes sont placées en situation de concurrence par une hiérarchie lointaine, peu présente sur le terrain et attentive aux seuls résultats, et/ou lorsque l’ambiance est celle d’un ‘chacun pour soi’, le contexte devient plus risqué. Certains individus risquent alors de s’engouffrer davantage dans la brèche du harcèlement ».

Face aux agressions répétées et aux comportements du harceleur, petit à petit, la victime commence à douter d’elle-même et à se remettre en question. « Son image d’elle-même se dégrade au point que cela finit par influer sur son travail. Par exemple, elle commet des erreurs, elle commence à avoir des oublis ou elle devient plus ‘brouillon’ et son travail se désorganise fortement. Ses compétences sont atteintes. Du coup, cela renforce le harceleur et lui donne plus de poids encore, surtout si la hiérarchie laisse faire. Un engrenage risque  de s’enclencher », prévient la psychologue.

Ni victime ni bourreau : ensemble…

A partir de ce cadre général, l’intérêt du modèle liégeois, tel qu’il a été appliqué par les Pr Blavier et Faulx à une situation problématique en entreprise, c’est qu’il ne se contente pas de se centrer sur la victime, sur son vécu, et sur l’aide à lui apporter. « Dans ce modèle, nous nous intéressons également au harceleur potentiel. Quel est son point de vue ? Est-il conscient des actes qu’il a commis et de leur impact ? En fait, nous tentons d’analyser la relation entre la victime présumée et son harceleur présumé, tout en sachant que cette seule relation ne dit pas tout et qu’elle est trop simpliste à elle-seule. » Une autre dimension est donc apportée, puisque ce modèle inclut aussi l’analyse du contexte et de l’environnement de travail, celle des relations qui se tissent au niveau de l’organisation de travail, celles qui existent entre tous les différents protagonistes, l’influence du management, tout comme l’évolution de la situation dans le temps.

Cette approche originale comporte un intérêt pratique majeur : en effet, elle permet de faire la distinction et le diagnostic entre deux situations qui, souvent, tendent à être confondues : le harcèlement et l’hyper-conflit. « En entreprise, il existe des conflits tellement violents qu’ils mènent parfois à des agressions physiques. Mais il ne s’agit pas de harcèlement. Dans les deux cas, la situation est dommageable, mais il convient de les distinguer. L’application du modèle liégeois aide à y parvenir », assure la psychologue. En étudiant les relations entre les deux personnes (et celles avec leur entourage), il s’agit de tenter de voir s’il existe entre elles des relations symétriques. Dans ce cas, les protagonistes se confrontent et s’opposent autour d’un ou de plusieurs problèmes. Mais tous deux possèdent des ressources, des compétences, une force psychologique qui peuvent leur permettre de trouver des appuis. Généralement, une relation symétrique indique que l’on se trouve en situation de conflit ou d’hyper-conflit. « En revanche, lorsque les personnes concernées entretiennent des relations complémentaires, quand l’une ne peut ‘exister’ sans l’autre, que l’une est en position de force par rapport à l’autre et que cette dernière, la victime, est incapable d’en sortir, le cadre d’un harcèlement peut être évoqué », souligne le Pr Blavier qui est fréquemment appelée à se prononcer dans des expertises judiciaires. Dans cet article, l’application du modèle liégeois, avec l’analyse des contenus des interviews, a permis de comprendre qu’il y avait bien eu harcèlement, comment il avait pu s’installer, perdurer, évoluer puis basculer. Et donner naissance à deux victimes présumées plutôt qu’une seule…

La guerre est déclarée

Anne et Xavier appartiennent à une société d’édition de 65 travailleurs, dont la principale activité consiste en la sortie d’un quotidien. Les faits se sont déroulés au sein d’une des équipes administratives, comportant 7 employés chargés de missions relevant de la comptabilité. Le développement d’un secteur journalistique par et sur internet a cependant modifié le contenu du travail de ce service. En raison de ses compétences en informatique, Xavier a pris en charge ce domaine et il a introduit un grand nombre d’innovations technologiques. Bien que concernée par ces changements, Anne a continué à travailler sur des tâches traditionnelles. Cette employée prétend avoir été harcelée, depuis des années, par son collègue Xavier. Il y a quelques mois, elle a porté plainte contre lui auprès de la Direction des ressources humaines. Le management a alors fait appel à l’équipe de l’Université de Liège.

De larges balises

Les neuf personnes gravitant autour de cette allégation de harcèlement ont été rencontrées en interviews, parfois plusieurs fois, par le Pr Faulx. Ces rencontres ont duré de trente minutes à une heure et demie. Elles ont abordé 4 niveaux déterminés par le modèle liégeois : cela signifie qu’elles ont inclus des questions « personnelles » relatives à Anne et à Xavier, des interrogations « interpersonnelles » concernant l’évolution des relations entre les deux protagonistes, des questions « de groupe » sur la dynamique interrelationnelle des relations d’Anne et de Xavier avec leurs collègues. Enfin, elles ont abordé le management et les relations au sein de l’entreprise.

Les éléments recueillis ont ensuite été retranscrits puis classés au sein d’un modèle permettant de voir jusqu’à quel point les témoignages se chevauchent, se répondent ou se contredisent. « Nous avons ainsi pu mettre l’accent sur plusieurs interprétations de notre cas d’étude et en tirer des leçons », détaille Adélaïde Blavier.

Autopsie des personnages

Pas de doute : Anne et Xavier n’ont rien en commun. Eux-mêmes le savent, et leurs collègues le confirment. « Chacun est à l’opposé de l’autre », admet André. L’une est dans l’humain, l’autre se focalise sur le boulot. Xavier est décrit comme « froid, sans empathie, intolérant, méchant ». Mais sur un plan professionnel, ses compétences ne font aucun doute et sont unanimement louées. Néanmoins, ses collègues relatent aussi sa tendance à vouloir imposer son fonctionnement de travail aux autres. Comme le souligne le Pr Blavier, la description de Xavier par ceux qui l’entourent met en lumière des traits de personnalité qui, souvent, se retrouvent chez des harceleurs.

La vision que Xavier porte sur lui-même est riche d’enseignement. Il ne cache pas que sa rigueur et son professionnalisme vont de pair avec un côté direct et sans nuance. Pour lui, ce qui est blanc est blanc et ce qui est noir, noir. De plus, ce qui compte en premier, c’est le boulot, et seulement cela. A ses yeux, ses traits de caractère, loin de constituer des « fautes », sont à classer au rayon des qualités ou des attributs d’un bon professionnel…

Changements de décor

Depuis qu’ils travaillent dans le même service, les relations entre Xavier et Anne ont évolué. Non conflictuelles au départ, elles se sont rapidement détériorées. Dans un premier temps, Anne a  essayé de s’adapter. Elle s’est « écrasée », pour éviter d’envenimer la situation ou de déplaire. « Une situation de mainmise s’est installée », constate le Pr Adélaïde Blavier. « Il me disait tout le temps que j’étais nulle. Il agissait comme si je n’existais pas(…) Ca m’a rendue malade », confirme Anne.

Ainsi décrit, le décor fait plutôt pencher pour une relation asymétrique (et à du harcèlement) entre les deux personnages. Pourtant, Xavier décrit des relations symétriques et équitables avec sa collègue. « Mon comportement, assure-t-il, ne se voulait pas blessant : il s’agissait d’humour, de sarcasme, d’ironie. Elle a eu l’impression d’être écrasée, mais ce n’était pas mon but. ». De plus, il avance un argument troublant : il aurait, lui-aussi, bien des raisons de se plaindre ! En effet, soutient-il, depuis deux ans, le seul objectif d’Anne consisterait à mener une campagne contre lui. Il se contenterait d’y réagir et d’en faire les frais… 

Sur ce point, Xavier n’obtient guère le soutien de ses collègues : tous mettent en avant le caractère hostile du comportement de Xavier envers Anne. Et jamais l’inverse. Mais ils rapportent également – Anne fait d’ailleurs de même- que, ces derniers temps, la situation a changé et que le processus de domination de l’un sur l’autre tend à diminuer…

Le poids « des autres »

L’analyse du groupe entourant Xavier et Anne révèle également une autre évolution de la situation : même les collègues qui, au début, étaient plutôt favorables à Xavier… ont fini par soutenir Anne. Ce soutien apporte un côté symétrique aux relations entre les protagonistes. Mais, au final, il conduit aussi Xavier à se vivre dans une position de victime… En effet, les collègues, relativement passifs lorsque la relation entre Xavier et Anne a commencé à déraper, interviennent désormais pour marquer leur désaveu. Du coup, Xavier a beau jeu de signaler que « personne ne voit tout ce qu’elle fait pour me blesser ».

« En fait, peu à peu, le groupe a fini par isoler Xavier. Lors de notre intervention, il se trouvait d’un côté et tous les autres, de l’autre », rapporte le Pr Adelaïde Blavier. « Je suis devenu le mouton noir », clame donc Xavier, se décrivant comme un bouc-émissaire. Un de ses collègues donne finement une des clés de cette situation paradoxale : « Grâce à son rôle essentiel dans le service, Xavier a longtemps pu faire tout ce qu’il voulait. Face à l’importance des compétences de Xavier, les souffrances d’Anne n’avaient alors aucune valeur ». Visiblement, à un moment donné, la situation a basculé. En faveur d’Anne.

Le rôle du contexte

Les explications des collègues, qui décrivent un climat général de tension dans le service, un manque de cohésion, outre une ambiance « gâchée » par cette affaire, viennent en tout cas confirmer les travaux des auteurs qui signalent que « les conflits dans un groupe, tout comme le manque de cohésion en son sein, font partie des facteurs de risques des situations de harcèlement, sinon une de ses causes », remarque le Pr Blavier. L’enquête menée sur le terrain, montre effectivement que l’attitude de la hiérarchie et du management a joué un rôle important dans l’installation et le maintien de la situation de harcèlement.

Cependant, comme celle de l’équipe, la réaction du management a évolué au fil du temps. Quelques années plus tôt, Anne était plutôt mal considérée : dans ce contexte, ses difficultés avec Xavier ont peu attiré l’attention des managers. Tous les interlocuteurs s’accordent également à convenir que le responsable du service n’a pas vraiment tenté de résoudre le problème : longtemps, il a laissé Anne et Xavier se débrouiller. Or, à présent, Anne considère que le management penche de son côté. Elle  croit même qu’il va être demandé à Xavier de changer d’attitude. Xavier, lui aussi, perçoit un changement. Selon lui, désormais, le management s’engage en faveur d’Anne et le désavoue, « en réagissant de manière exagérée à un soi-disant problème de harcèlement ».

« Sur ce point-là, à nouveau, précise Adélaïde Blavier, les interviews confirment ce que rapportent des études précédentes : la non-réaction des supérieurs hiérarchiques constitue un facteur aggravant pour les victimes. » Dans cette entreprise, le manque de communication et l’attitude d’un management laissant chaque employé se débrouiller avec ses propres problèmes, ajoutés au climat de compétition régnant entre les différents départements, n’ont probablement pas constitué, non plus, des éléments protecteurs contre un harcèlement…

Un retour de bâton

En tout cas, Xavier ne se trompe pas dans sa perception du changement managérial. Lui qui, auparavant, était bien noté, s’est vu refusé une promotion et une augmentation de salaire, pourtant promises auparavant. En plus de la mauvaise réputation qu’il traîne désormais, il se sent donc « puni ».

Harcelement-1

Au fait, cette décision hiérarchique sanctionne-t-elle une aggravation de l’attitude de Xavier à l’égard d’Anne ? Adélaïde Blavier suggère plutôt une autre hypothèse : c’est davantage la perception de la personnalité de Xavier et de son comportement qui a changé aux yeux de son entourage. La preuve ? Une lettre, qu’il avait envoyée à Anne sept ans plus tôt, n’avait pas, à l’époque, été considérée comme vraiment problématique (ce qu’elle était aux yeux d’Anne). Ou elle était passée pour ironique. Or voilà qu’à présent, elle est jugée inacceptable. C’est donc la valeur attribuée à certains actes qui a évolué dans l’organisation : ce qui était « jouable » avant… ne l’est plus.

Harceleur ou victime ?

Avant de tirer les enseignements de cette étude, Adélaïde Blavier et Daniel Faulx n’ont pas manqué de s’interroger sur la validité du modèle liégeois, qu’ils ont testé ici en profondeur. En effet, comme toute avancée scientifique, ce modèle comporte évidemment des failles. Ainsi, par exemple, il se fonde uniquement sur les récits des interviews. De plus, il se limite à capter des processus tels qu’ils ont été compris, interprétés et recomposés par des personnes qui ont vécu un événement professionnel spécifique. Néanmoins, la concordance des différents témoignages accroit leur crédibilité et leur validité. Au final, « la combinaison de toutes les dimensions incluses dans ce modèle constitue une approche innovante qui devrait contribuer à apporter de nouvelles connaissances sur ce phénomène du harcèlement, ne serait-ce qu’en sortant d’une vision focalisée sur la victime. Ou en prenant en compte une perception dynamique, fidèle à l’évolution des situations », estime la psychologue.

Au final, l’analyse multi-niveaux, multi-points de vue et multi-temporelle du modèle liégeois a permis de mieux saisir les évolutions survenues lors de cette histoire. Du statut de victime, Anne, enfin soutenue par le groupe et le management, est passée à une situation de force par rapport à Xavier. Du coup, la relation entre eux est devenue symétrique, et non plus complémentaire… même si Anne continue à se vivre comme une victime. Mais le bouleversement intervenu a mené Xavier à se vivre, lui aussi, comme une victime ou un bouc-émissaire.

« On voit dans cette histoire qu’en se référant à des dynamiques et à des temporalités différentes, les deux personnes impliquées peuvent endosser un statut de victime. Le modèle que nous avons appliqué permet de bien mettre ce point en évidence, tout en montrant les raisons et les faits sur lesquelles se fondent de telles interprétations », détaille le Pr Blavier. Voilà qui donne un éclairage bien particulier au harcèlement : en effet, on peut aisément imaginer que dans certaines situations, un harceleur, se sentant tout à coup dans la peau d’une victime, a dû être le premier à déposer plainte pour harcèlement…

La faute aux autres

« Dans les tribunaux, on rencontre souvent des inculpés qui s’attribuent complètement la position de victime, constate le Pr Blavier. Sur un plan personnel, ils ne voient pas ce qu’ils ont commis de répréhensible. Par ailleurs, ces personnes incriminent leur environnement et font peser sur lui la responsabilité ou la faute. Bref, tout le monde est coupable, sauf eux !» Xavier démontre parfaitement ce constat. Il justifie son comportement initial par le fait que professionnellement, «Anne n’y connaît rien ». Lorsqu’autour de lui, son attitude n’est plus admise, il  pense : « Elle fait mal son boulot, elle est fragile et c’est moi qui suis puni ! ». De fait, au départ, en raison de ses hautes compétences professionnelles, il a été soutenu dans tout ce qu’il faisait. Le problème, c’est qu’il a étendu et interprété ce soutien du groupe et de la hiérarchie à toutes ses attitudes…

La posture de victime correspond au fonctionnement de la plupart des harceleurs : « Ils ne se remettent pas en question. Le coupable, c’est l’autre. Ou les autres, liés contre eux. Une cause externe justifie toujours leurs attitudes. Dans les violences conjugales, par exemple, ce discours est récurrent. De plus, les agresseurs n’ont pas toujours conscience des conséquences néfastes de leurs comportements. Voilà aussi pourquoi la prise en charge des auteurs d’agression consiste à les aider à entamer cette prise de conscience et à vider leur colère contre les autres», détaille la psychologue qui met ainsi en lumière l’une des évolutions importantes du traitement des situations de harcèlement.

Focus sur le harceleur 

« Ce travail a été très riche d’enseignements sur l’agresseur présumé. Il a mis en lumière le sens des mécanismes qui étaient à la base de ses comportements et ses justifications, insiste Adélaïde Blavier. A côté d’un indispensable soutien de la victime, cette étude permet donc de souligner également à quel point une intervention – pour autant qu’elle soit acceptée (et qui est maintenant souvent imposée par les autorités)- auprès des harceleurs présumés pourrait les aider à réfléchir à leurs comportements, tout en les incitant à se positionner dans d’autres modes relationnels et à ne pas aller trop loin. Parallèlement à ces types d’intervention, l’article suggère également des pistes ou des recommandations destinées aux spécialistes qui interviennent lors d’un signalement de cas de harcèlement. Tout d’abord, afin de bien cibler l’aide à apporter, il leur rappelle qu’il s’agit de déterminer si on se trouve dans une situation de harcèlement ou d’hyper-conflit, dans une relation complémentaire ou symétrique. Ici, par exemple, Xavier avait cessé son harcèlement. Mais la situation restait très conflictuelle…

En fonction de ces éléments, selon la gravité de la situation, la médiation, la conciliation ou l’arbitrage gagneront parfois être encouragés. Un travail avec le management sur l’organisation et les relations de travail paraîtra peut-être utile également. Enfin, dans certains cas, c’est en agissant sur la dynamique de groupe, entre collègues, que des solutions se dessineront peut-être…

Ceux qui disent « non »

Un des autres intérêts de cet article consiste à souligner l’interaction entre le harcèlement et l’environnement de travail. « Face à un engrenage qui mène au harcèlement, les collègues peuvent être muets, encourager l’agression ou dire non. Il en va de même pour la hiérarchie, qui détient le pouvoir de laisser faire ou de mettre le holà. L’article montre – et cet élément est important pour toutes les situations de harcèlement au travail- que l’environnement peut être un frein et éviter les dérapages».

 « Dans l’idéal, il s’agit d’intervenir avant que la victime aille trop mal, rappelle la psychologue. Le groupe peut y aider. Dans les entreprises, certaines personnes osent se lever contre des cas de harcèlement. Mais il n’est pas toujours facile de s’opposer à un harceleur et cela ne suffit pas toujours à briser l’engrenage du mécanisme en jeu. De plus, il arrive que ceux qui ont osé dire non soient ensuite, à leur tour, harcelés », prévient-elle. 

Retournements de situation

Jusqu’à présent, peu d’études s’étaient intéressées à l’impact de la réaction d’un groupe  sur le harceleur (ou à celle de la dynamique managériale). Voilà chose faite. Par ailleurs, habituellement, la littérature insiste sur le déséquilibre de la balance des ressources entre le harceleur et la personne harcelée. Ici, l’analyse multi-perspective et multi-temporelle a permis de mettre en évidence le pouvoir que les deux protagonistes avaient gardé, la valeur qui y est accordée et son évolution positive ou négative dans le temps (pour l’un, ses compétences, pour l’autre, ses habilités sociales). Mais le Pr Blavier remarque que, paradoxalement, les grandes compétences de Xavier, tout comme sa personnalité, ont fini par le rendre vulnérable. Elles ont mené à son isolement et brisé l’impunité dont il avait joui auparavant.

L’article relève aussi un autre résultat « piquant » : suite à la plainte déposée par Anne, des valeurs considérées auparavant comme des qualités de travail (le professionnalisme, la rationalité de Xavier) ont commencé à être vues comme des fautes ou à être dévaluées, y compris par la direction. Parallèlement, d’autres qualités, comme la sensibilité (celle D’Anne), ont gagné en considération. Cela explique en partie pourquoi des comportements, un temps toléré chez Xavier, ont ensuite été à la source de « sanctions » le concernant. Et pourquoi le processus social à l’œuvre autour des protagonistes a évolué, entraînant, à terme, une modification de la relation entre Anne et Xavier.

Agir, avant qu’il ne soit trop tard…

Après une telle étude, le modèle liégeois ne va pas en rester là : légèrement amendé sur certains points grâce à ce travail, il va être appliqué à d’autres situations de harcèlement en entreprise et en milieu scolaire par exemple. A la clé : de nouvelles connaissances sur le phénomène du harcèlement, une meilleure compréhension des liens entre les comportements du harceleur, l’attitude de la victime et le rôle du management. « Grâce à l’analyse des comportements proposés par  le modèle liégeois, il pourrait devenir également un outil de prévention du harcèlement, estime la psychologue. Dans cette optique, il pourrait être vraiment utile aux personnes relai (les personnes de confiance, les conseillers en prévention, sinon les médecins du travail), qui ont déjà une connaissance du climat de travail de l’entreprise concernée. »

Harcelement-4En tout cas, fondamentalement, « en sortant du cadre bourreau-victime, le modèle appliqué dans cet article permet de rappeler que le discours des deux personnes concernées ne suffit pas et qu’il s’agit de prendre en compte tout un système, de voir comment il permet de maintenir un cas de harcèlement ou comment il peut le faire évoluer, sous l’influence de collègue et/ou de la hiérarchie », conclut la psychologue.

En attendant que cette méthode systémique fasse son entrée dans les entreprises,  Adélaïde Blavier n’oublie pas que les victimes continuent à payer un prix très lourd au harcèlement : « Chez elles, les blessures sont profondes, vivaces. Les doutes en leur compétence et les fractures en leur propre confiance les écartent souvent durablement du monde du travail ». L’article ne le dit pas mais, dans la « pièce » où jouaient Xavier et Anne, cela n’a pas été le cas. C’est Xavier qui ne travaille plus dans cette entreprise.

(1) Développement d’un modèle multi-niveaux, multi-points de vue et multi-temporel pour l’étude du harcèlement moral au travail. Etude de cas.
(2) Faulx, D., & Detroz, P. (2009). Harcèlement psychologique au travail : processus relationnels et profils de victimes. Approche processuelle, intégrative et dynamique d’un phénomène complexe. Le Travail Humain, 72(2), 155-184.
(3) Le harcèlement moral, la violence au quotidien. Syros, 1998.


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