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Quand le Grand Bleu met des poissons dans tous leurs états... morphologiques

26/04/2017

Si les récifs coralliens sont réputés pour abriter une diversité d'espèces étonnante et importante, peu d'études ont été réalisées sur le rôle du milieu pélagique, autrement dit le grand bleu, dans le phénomène de diversification des espèces. Une étude de l'Université de Liège vient pourtant de montrer que ce milieu pélagique et d’autres milieux associés peuvent engendrer une plus grande diversité de formes chez certains groupes de poissons que les milieux récifaux. 

La spéciation est un phénomène complexe et passionnant, terreau fertile pour de très nombreuses publications scientifiques. Sa complexité s'explique par le fait que de nombreux facteurs autant intrinsèques (diversité génétique, morphologie, etc.) qu'extrinsèques (nouvelle niche écologique, compétition, prédation,..) peuvent être à l'origine des processus de diversification. 

Dans l'environnement marin, il a été prouvé pour plusieurs clades de poissons que les récifs coralliens tropicaux ont été (et sont) un moteur de diversification. Cet habitat complexe et très productif offre en effet de nombreuses possibilités de diversification, autant du point de vue morphologique (on parle alors de disparité), qu'en termes d'espèces (la spéciation en tant que telle). Pour de nombreuses familles de poissons marins, différentes études ont ainsi prouvé que leur diversité en milieux récifaux était plus élevée que celle en milieux non-récifaux.

Carangidae

La vie en dehors des récifs

Bruno Frédérich, du laboratoire d'Océanologie de l'Université de Liège, et ses confrères de l'université de Turin et de Pise, ont décidé d'aller à contre-sens de ce constat : quid du rôle des environnements non-récifaux, comme le milieu pélagique (en pleine mer, plus poétiquement appelé le Grand Bleu) ou les zones sableuses proches des côtes, dans l'évolution des espèces ? 

« La philosophie de ce papier-ci (1), c'est qu'on démontre l'inverse de ce qui est généralement admis pour les milieux récifaux, explique Bruno Frédérich, auteur principal de l'étude. On est parti de l'hypothèse que c'est plutôt l'environnement marin pélagique, le grand bleu comme on l'imagine, ou même d'autres environnements moins profonds mais associés avec des zones de sables, qui peuvent être propices à une diversification. »

Et de trouver un clade de poissons afin de tester l'hypothèse. Un clade qui se doit de compter un assez grand nombre d'espèces, dont assez de fossiles, afin de pouvoir suivre l'évolution de leur diversification, et où l'on doit retrouver des espèces associées aux récifs et des espèces non-récifales. Le gagnant ? La famille des Carangidae et groupes associés, des poissons téléostéens comme les carangues ou les remoras, ces poissons à ventouse connus pour leur association phorétique avec les requins et d'autres grands poissons. 

Des bases de données mise à disposition par les scientifiques du monde entier

Obtenir des données morphologiques et moléculaires était indispensable pour la réalisation de l'étude, afin de pouvoir mettre une échelle temporelle sur la diversification de ce clade. Une masse de données qui a été collectée depuis... leurs bureaux, et des musées.

IMG1 Carangidae

Exemple de clichés qui ont servi pour l'étude morphologiques des CarangidaeTrachinotus blochii en haut à gauche, Carangoides chrysophrys en haut à droite et Exheneis sp. en bas.

IMG2 Fossile Ceratoichthys pinnatiformis

« Dans le milieu scientifique, actuellement, on tend à rendre les données accessibles à tout le monde, notamment via des sites internet comme Morphobank, ou des sites de données génétiques, notamment PubMed. » 

« Mon collègue Francesco Santini [de Pise] a parcouru les musées d’histoire naturelle pour prendre des clichés des espèces qui nous intéressaient. C'est quelque chose qui revient dans l'étude de la biodiversité. Il y a cinq, dix ans, on voyait les musées comme un endroit où on mettait les organismes dans de l'alcool, puis ils ne servaient plus à rien. Mais ce n'est plus du tout le cas maintenant, il y a beaucoup de chercheurs qui retournent dans ces musées pour prendre des photos (ou autres images) des organismes, pour les sortir de leur flacon et étudier leur morphologie. Les musées permettent d'avoir accès à une banque d'espèces énorme. », explique le docteur Frédérich.

Une méthode de récolte bien loin de cette image d'aventurier qu'Hollywood prête parfois aux scientifiques, mais qui a permis d'obtenir une base de données de 384 spécimens répartis dans 178 espèces de Carangidae, dont 24 espèces fossiles. « On avait besoin d'un groupe de poissons où l'on pouvait trouver pas mal de fossiles bien préservés, afin de pouvoir prendre des mesures morphologiques précises. »

(Image de droite) Fossile de Ceratoichthys pinnatiformis (de Blainville, 1818) datant de l'Eocene (Yprésien tardif) deMonte Bolca (Grotte de Pesciara) en vue latérale gauche. © Roberto Lazzarin (Collezione Museo Civico di Storia Naturale di Verona). 

Pas de différence dans le rythme de spéciation...

Au total, 47 points repères ont été choisis pour décrire en vue latérale la forme du corps des spécimens (figure 1), capturant ainsi l'élongation du corps (c'est-à-dire le ratio entre la longueur du poisson et sa hauteur) et sa courbure, plus particulièrement au niveau de la région céphalique. L'élongation est directement liée aux performances de nage, comme la manœuvrabilité, les capacités d'accélération et l'endurance, des caractéristiques qui confèrent un avantage en milieu pélagique. La courbature de la région céphalique, elle, est sujette à des variations importantes au sein de ce groupe, permettant ainsi de percevoir au mieux leur évolution morphologique.

FIG1 Carangidae

Marqueurs morphologiques utilisés pour l'analyse des variations dans la forme du corps des poissons, illustrés sur Alepes djebada. Les marqueurs d'élongation sont représentés sous forme de cercles numérotés, ceux pour la courbature sous forme de rectangles noirs. (c) CC J.E. Randall issue de http://pbs.bishopmuseum.org/images/JER/).

Un arbre phylogénétique, échelonné sur le temps, peut alors être produit, grâce à la combinaison des modèles d’évolution moléculaire et des datations des fossiles. La génétique nous donne les liens de parentés et les fossiles imposent des contraintes temporelles. Sur cet arbre, l’évolution du régime alimentaire (piscivore ou non) et du type d'habitat (récifal ou non) a été retracé. Pour les espèces éteintes, l'habitat a été déduit des roches où ont été prélevés les fossiles.

FIG2 Arbre Carangidae

Arbre temporel des Carangidae, issu d'un mappage stochastique, selon leur régime alimentaire ou leur habitat. On voit ici qu'on ne peut déterminer avec certitude si l'ancêtre commun vivait en habitat récifal ou non (50/50). Le régime alimentaire a également été une hypothèse, non concluante, de diversification des Carangidae.

« Dans nos analyses, on scinde le type de biodiversité en deux blocs différents : le nombre d'espèces et la disparité, qui correspond à la diversité morphologique. On a donc deux types de diversité que l'on explore différemment. Avec une phylogénie calibrée sur le temps, la longueur des branches exprime le laps de temps qui s'est écoulé entre la divergence de deux lignées. Comme on a une information sur le temps, on peut alors calculer une vitesse de spéciation. Et dans notre cas, que l'espèce vive sur le récif ou non, nous n'avons pas constaté de différences de vitesse de spéciation. 

...mais un effet sur la disparité

 Du côté de la disparité, cependant, des analyses d'espaces de forme nous montrent tout autre chose, comme l'explique Bruno Frédérich : « Il y a plus de diversité de formes dans l'environnement non-récifal actuel qu'il y a plusieurs millions d'années. Le calcul des formes (figure 3) est donc en accord avec les calculs de vitesse : on montre qu'il y a 50 millions d'années, il y avait clairement moins de diversité morphologique dans l'environnement non-récifal par rapport à aujourd’hui. »

FIG3 Disparite habitat

Niveau de disparité selon les périodes et les habitats, via deux méthodes de calcul, (a) et (b). Dans les deux graphes, on voit que la disparité est plus élevée dans l'environnement non-récifal actuellement que lors de l'Eocène.

« Cela montre que l'environnement non-récifal a eu clairement un impact sur la diversification de ces poissons-là. Quand on fait le calcul avec la phylogénie, on voit qu'on a un fort support pour un modèle avec deux vitesses de diversification morphologique : ceux qui ne vivent pas dans les récifs avaient une vitesse d’évolution morphologique presque deux fois plus grande que les espèces récifales.  

Des niches écologiques laissées vacantes

Dans les milieux pélagiques, il faut pouvoir nager vite, loin, longtemps, et pouvoir se camoufler, cet environnement offrant très peu d'abris physiques. Des corps allongés et des écailles reflétant la lumière sont donc de gros avantages en termes de survie. « Il y a plusieurs types de formes qui sont apparues, qui sont un compromis entre voyager sur une longue distance, avec une grande vitesse et optimiser le camouflage. »

D'où les conclusions de l'étude sur les facteurs qui ont pu mener à cette diversification : « On émet l'hypothèse que, comme de nombreuses espèces ont disparu des milieux pélagiques, les Carangidae ont pu "s'engouffrer" dans l'espace disponible et occuper des niches devenues disponibles. Maintenant, savoir pourquoi ce sont ces poissons-là qui ont exploré cet environnement, je n'ai pas encore tout à fait la réponse. Mais on met en évidence que, pour ce groupe de poissons, l'environnement pélagique a été un facteur de diversification. »

Une découverte importante car jusqu'ici, très peu d'études ont pu prouver que l'environnement pélagique pouvait, lui aussi, amener à une diversification.

(1) Non-reef environments impact the diversification of extant jacks, remoras and allies (Carangoidei, Percomorpha), Frédérich Bruno et al. Proceedings of the Royal Society B : Biological Sciences, nov. 2016.


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