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Alzheimer : quand on ne sait pas qu'on sait...

15/03/2017

Les patients Alzheimer ont généralement une propension à surestimer les capacités de leur mémoire épisodique, celle qui permet le stockage et la prise de conscience d'événements personnellement vécus. Dans une étude réalisée au Centre de recherches du cyclotron (Université de Liège) et publiée dans le magazine Cortex, c'est cependant la tendance inverse que les chercheurs ont observée. En outre, ils ont montré que plus les malades émettent des jugements inappropriés, moins une région particulière de leur cerveau renferme de matière grise.

Alzheimer prediction FOTOLIA

L'anosognosie caractérise des patients qui n'ont pas conscience de leurs déficits physiques, cognitifs ou comportementaux ou n'en possèdent qu'une conscience limitée (lire aussi l’article L’inconscience de soi). L'héminégligence constitue un exemple éloquent, presque caricatural, de cette incapacité à accéder à une juste vision de son propre état. À la suite d'un accident vasculaire cérébral (AVC) au niveau de l'hémisphère droit, certains patients se comportent durablement comme si leur conscience de la moitié gauche de l'espace s'était effritée, voire, dans les cas les plus graves, avait disparu. Les malades les plus sévèrement atteints se cognent aux meubles et aux murs situés à leur gauche, omettent de se raser ou de se maquiller le côté gauche du visage, négligent de manger les aliments occupant la moitié gauche de leur assiette... Certains ont même le regard et la tête constamment tournés vers la droite.

L'anosognosie est particulièrement fréquente dans les démences. Ainsi, dans la maladie d'Alzheimer, on estime, malgré certaines discordances entre les études, que 10 à 15% des patients à un stade débutant de l'affection sont anosognosiques et que ce chiffre s'élève jusqu'à 40 ou 50% dans les stades plus sévères.

Collaboratrice scientifique du Centre de recherches du cyclotron de l’Université de Liège(CRC), Sarah Genon, docteur en psychologie, travaille actuellement au Centre de recherches de Jülich, en Allemagne, sur la modélisation des relations entre le cerveau et le comportement. Elle a par ailleurs reálisée une étude(1) au CRC qui a été publiée en octobre 2016 dans le magazine Cortex. Cette recherche n'est pas sans lien avec l'anosognosie, puisqu'elle a trait aux capacités de métacognition des patients Alzheimer pour deux types de mémoire : la mémoire épisodique, qui permet le stockage et la prise de conscience d'événements personnellement vécus, et la mémoire sémantique, dédiée à nos connaissances générales sur le monde - c'est grâce à elle que nous savons que Rome est la capitale de l'Italie ou que Donald Trump est le nouveau président des États-Unis... La métacognition, venons-y, définit l'activité mentale qu'un sujet déploie à propos de ses propres processus mentaux. Imaginons qu'un matin, vous ne deviez pas vous rendre sur votre lieu de travail habituel, mais à un autre endroit. Si, par automatisme, vous prenez le chemin que vous empruntez chaque jour, vous allez vous rendre compte de votre erreur à un moment donné et rectifier votre itinéraire. Cette prise de conscience de la performance, mauvaise dans le cas présent, d'un autre processus mental, d'ordre hiérarchique inférieur, relève de la métacognition.

Anonymes et célébrités

De nombreux travaux ont montré que, dans la maladie d'Alzheimer, la mémoire épisodique est en général précocement altérée, tandis que la mémoire sémantique est préservée plus longtemps. La raison en est que la première fait appel à des processus conscients et contrôlés sous-tendus par un vaste ensemble de régions cérébrales, alors que la seconde est supportée par des processus plus automatiques. La question soulevée dans l'article paru récemment dans Cortex est : quel jugement les patients Alzheimer portent-ils sur leurs propres processus mnésiques ? Sarah Genon a abordé cette question en se penchant sur la manière dont les patients, en l'occurrence des malades à un stade très débutant, prédisaient leurs propres performances de mémoire, et ce selon que cette dernière était appréhendée dans sa composante épisodique ou dans sa composante sémantique. « Nous voulions comparer les processus de métacognition pour ces deux types de mémoire au moyen d'une tâche tout à fait similaire et avec le même type de matériel », précise Sarah Genon. Cela n'avait jamais été réalisé auparavant. De surcroît, les chercheurs souhaitaient avoir recours à une tâche relativement écologique, c'est-à-dire se rapprochant des situations de la vie quotidienne.

Alzheimer-metacognitionIls présentèrent à 23 patients, sur un écran d'ordinateur, 80 photos de personnages célèbres et 80 de personnes inconnues en veillant à ce que les deux échantillons soient harmonisés l'un par rapport à l'autre sur les plans de l'âge, du sexe, de l'origine ethnique, etc. Pour les personnages célèbres, les psychologues effectuèrent d'abord un prétest chez des sujets âgés normaux afin de s'assurer qu'ils étaient effectivement connus. Alain Delon, par exemple. Pour les inconnus, une phase d'apprentissage était nécessaire. La première étape avait pour but de permettre aux patients de se familiariser avec les visages des différentes personnes apparaissant à l'écran. « Nous montrions les visages, puis nous demandions aux participants d'indiquer s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme, rapporte Sarah Genon. Ensuite commençait la phase d'encodage en mémoire, où nous fournissions le nom de la personne (Caroline Martin, par exemple) et, afin de favoriser l'association en mémoire du visage et du nom, nous posions des questions telle que "Trouvez-vous que Caroline Martin porte bien son nom ? Et pourquoi ?". Enfin, nous cachions le nom de la personne sur l'écran d'ordinateur où apparaissaient les photos et demandions au patient un rappel immédiat de ce nom. En cas de bonne réponse, nous considérions que l'information était encodée et passions à l'item suivant ; en cas d'échec, nous recommencions la procédure. »

Quelques minutes après l'apprentissage, les participants à l'expérience se voyaient projeter à nouveau les photos des personnages fictifs et des personnages célèbres. À chaque fois, quatre noms leur étaient proposés. Afin d'éviter des identifications qui auraient été liées à une simple familiarité vis-à-vis de la phonologie du nom correct, des distracteurs phonologiques avaient été introduits. Par exemple, lorsque le visage d'Alain Delon était présenté, une des quatre propositions était « Alain Seron ». De même, une des suggestions pour l'« anonyme » Suzanne Firmin était Suzanne Quirtin. Pour chacune des photos, les patients devaient prédire la probabilité d'une identification correcte, sur une échelle comportant quatre degrés : aucune chance (1), faibles chances (2), fortes chances (3), certitude (4). « Le niveau 1 se référait à des patients qui estimaient ne pas connaître du tout la personne présentée, comme s'ils ne l'avaient jamais vue, commente Sarah Genon. Au contraire, le niveau 4 concernait des patients ayant un accès direct à l'information en mémoire et donc capables de nommer le visage visible sur l'écran sans qu'il soit nécessaire de leur fournir la moindre suggestion. » Ces deux catégories extrêmes, sans nuances, n'intéressaient pas fondamentalement les chercheurs. Ce sont les deux catégories intermédiaires (faibles chances, fortes chances) qui retinrent leur attention.

Mise en échec

S'agissant de la métacognition portant sur la mémoire épisodique (personnages fictifs), il apparut que par rapport à la population des personnes âgées non atteintes de la maladie (échantillon de 17 volontaires), les patients Alzheimer étaient proportionnellement beaucoup plus nombreux à s'accorder peu de chances de reconnaître un visage qu'ils identifieraient pourtant correctement peu après - en quelque sorte, ils ne savaient pas qu'ils savaient. Par contre, quand la métacognition avait trait à la mémoire sémantique (personnages célèbres), les patients avaient conscience qu'ils possédaient de fortes chances de reconnaître la personne. « Ils jugeaient leurs performances en mémoire sémantique de manière similaire aux personnes âgées normales », précise encore Sarah Genon.

Dans la sphère de la métacognition en lien avec la mémoire épisodique, les résultats de l'étude publiée dans Cortex ont surpris ses auteurs eux-mêmes. Primo, ils vont à contre-courant de la notion d'anosognosie, trouble neuropsychologique cependant largement décrit dans la maladie d'Alzheimer. Secundo, ils sont en contradiction avec ceux d'une étude(2) menée auparavant par une équipe franco-anglaise à l'Université de Leeds et au cours de laquelle les patients surestimaient la probabilité de mener à bien une tâche de mémoire épisodique. Toutefois, la nature de l'expérience n'était pas la même. D'abord, la tâche à remplir n'était pas écologique : elle reposait sur des associations de mots sans lien particulier (« chaise » et « pomme », par exemple), le patient devant se remémorer le second terme d'une paire dont on lui proposait le premier. Ensuite, et surtout, le test ne faisait appel qu'à une vingtaine d'items. Ce qui conduit Sarah Genon à émettre une hypothèse explicative : « Il est probable que la réaction première de patients Alzheimer amenés à effectuer une tâche à laquelle ils ne sont pas habitués est de surestimer leurs capacités. Dans la tâche que nous avions élaborée, ils ont été souvent mis en échec durant la phase d'apprentissage, qui était ardue. Ils ont donc été confrontés à leurs difficultés. » Et d'ajouter : « Plusieurs travaux ont révélé que, même chez les patients anosognosiques, il est possible d'induire une conscience très temporaire de leurs dysfonctionnements mnésiques pendant le déroulement d'une tâche. »

Dans une étude non encore publiée, la chercheuse arrive à une conclusion inverse de celle tirée de ses premiers travaux. Mais, ici encore, la tâche était plus aisée - 20 items seulement, remémoration d'un prénom uniquement, test plus ludique... Bref, moins de mises en échec dans la phase d'apprentissage. À ses yeux, il faut déduire de l'ensemble des (rares) données disponibles que les patients Alzheimer jugent mal leur fonctionnement mnésique, surestimant ou sous-estimant leurs capacités de mémoire selon l'environnement social et les circonstances.

Stimulations corticales ?

L'article paru en octobre 2016 dans Cortex met en évidence une corrélation entre le nombre de jugements inappropriés et le volume de matière grise des patients Alzheimer mesuré en IRM structurelle. Plus les malades se trompent dans l'évaluation de leurs capacités mnésiques, moins il y a de matière grise dans une région particulière du cerveau : le cortex préfrontal latéral droit, dont on connaît l'implication dans des processus de monitoring comme ceux qui nous permettent de contrôler notre comportement, de sélectionner l'information pertinente ou encore de « gérer » notre mémoire.

Quelles sont les retombées possibles des travaux conduits par Sarah Genon ? « Notre étude me semble importante pour comprendre les croyances des patients Alzheimer sur leur mémoire et pour développer des stratégies neuropsychologiques, indique la collaboratrice du CRC. Dans une perspective élargie, elle sera poursuivie pour déterminer comment les patients Alzheimer forment leurs croyances sur leur mémoire et comment améliorer la conscience qu'ils ont de leur fonctionnement au quotidien. De la sorte, leur prise en charge pourra être améliorée. »

Encore faut-il savoir de quelle manière procéder pour influer sur le jugement que pose le malade sur ses propres capacités mnésiques. La mise en échec pourrait théoriquement être une voie pour lutter contre l'anosognosie et son corollaire, la surestimation dont font preuve de nombreux patients lorsqu'ils évaluent leurs capacités mnésiques (ou autres). « Cette stratégie ne serait pas opportune, car diverses études(3) ont dévoilé que l'échec génère des émotions négatives et que, malgré tout, son expérience ne modifie pas l'anosognosie », relate Sarah Genon.

Elle ajoute que des approches prometteuses pourraient être la stimulation magnétique transcrânienne (TMS) et la stimulation transcrânienne à courant direct (TDCS). En effet, des travaux portant sur des sujets jeunes ont révélé que leurs prédictions sur leurs performances de mémoire peuvent être améliorées par de telles stimulations corticales administrées au niveau des régions préfrontales médianes, mais aussi, selon certaines études, au niveau des régions préfrontales latérales. Pour l'heure, les expériences entreprises se sont limitées à souligner l'existence d'améliorations dans la métacognition sur des périodes de quelques heures.  Peut-on espérer que les effets soient durables ? Mystère. Par ailleurs, on ne dispose aujourd'hui d'aucune donnée relative à l'efficacité de ces stimulations chez le patient Alzheimer. Donc, wait and see.

(1) Genon S, Simon J, Bahri MA, Collette F, Souchay C, Jaspar M, Bastin C, Salmon E, Relating pessimistic memory predictions to Alzheimer's disease brain structure, Cortex 2016. pii: S0010-9452(16)30261-1. doi: 10.1016/j.cortex.2016.09.014.

(2) Souchay, C., Isingrini, M., Gil, M. Alzheimer's disease and feeling-of-knowing in episodic memory. Neuropsychologia 40: 2386-2396, 2002.
(3) Mograbi, D.C., & Morris, R. G. On the relation among mood, apathy, and anosognosia in Alzheimer’s disease. Journal of the International Neuropsychological Society 20: 2-7, 2014.


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